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Sonnets par Degas

Sonnets par Edgar Degas
Sonnets par Edgar Degas

Bibliothèque nationale de France

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Degas le peintre était aussi l’ami des poètes. Il a lui-même écrit quelques sonnets, qu’il considérait sans doute plus comme des exercices de l’esprit que comme des œuvres à part entière. Ces derniers montrent les goûts de l’artiste dans le domaine de la poésie où relations amicales se mêlent à l’esprit du temps et à sa propre éthique de travail.

Les Sonnets d’Edgar Degas sont publiés pour la première fois en 1914. L’impression luxueuse, sur papier Japon, est limitée à 20 exemplaires. Le frontispice reproduit un autoportrait de l'auteur réalisé à l'eau-forte en 1857. Les signatures apposées à l'achevé d'imprimer de certains exemplaires permettent d'établir qu'Alexis Rouart était l'éditeur de cette plaquette, imprimée par les soins d'Alexandre Gaspard-Michel.

Le caractère tout à fait confidentiel de cette première édition montre le caractère intime, familial même, de sa destination. Alexis Rouart était le fils aîné d’Henri Rouart, proche ami depuis leurs classes d’Edgar Degas. Toujours dans la famille Rouart, Ernest, autre fils d’Henri, avait épousé Julie Manet, fille de Berthe Morisot et d’Eugène Manet, frère cadet d’Édouard Manet. Morisot avait elle-même élevé sa nièce, Jeannie Gobillard, qui devait épouser Paul Valéry. Degas vivait aux côtés de cette famille et entrait dans toutes les combinaisons de mariage où un autre poète, Stéphane Mallarmé, était aussi à la manœuvre. Enfin, le poète José-Maria de Heredia et sa famille faisaient partie des autres grands intimes du peintre.

Album amicorum de Louise de Heredia
Album amicorum de Louise de Heredia |

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Paul Valéry, qui l’a connu comme peu d’autres, est sans doute celui qui parle le mieux des tentatives de Degas dans le domaine de la poésie. Il écrit dans les souvenirs qu’il consacre au peintre un passage très éclairant :

« Je ne sais comment cette fantaisie lui passa par l’esprit. Fut-il tenté par les exploits d’Heredia, et peut-être par ce qu’il entendait dire du labeur et du temps sans mesure qu’exige un bon sonnet ? Il ne prisait que ce qui coûte ; le travail en soi l’excitait. Celui du poète, s’il consiste à chercher par des approximations successives un texte qui satisfasse à des conditions assez précises, dut lui paraître comparable au travail du dessinateur tel qu’il le concevait. Mais peut-être fit-il ses premiers vers par plaisanterie ou parodie.

Il y avait en lui, d’ailleurs, un homme de lettres qui se manifestait assez par les mots qu’il faisait, et par les citations de Racine ou de Saint-Simon qui lui venaient assez souvent.
S’étant mis aux sonnets, il consultait Heredia ou Mallarmé, leur soumettait les difficultés, les cas de conscience, les conflits du poème avec le poète.

Un jour, m’a-t-il conté, dînant chez Berthe Morisot avec Mallarmé, il se plaignit à lui du mal extrême que lui donnait la composition poétique : "Quel métier ! criait-il, j’ai perdu toute ma journée sur un sacré sonnet, sans avancer d’un pas… Et cependant, ce ne sont pas les idées qui me manquent… J’en suis plein, j’en ai trop."

Et Mallarmé, avec sa douce profondeur : "Mais, Degas, ce n’est point avec des idées, que l’on fait des vers… C’est avec des mots." »1

Edgar Degas, Sonnets
Edgar Degas, Sonnets |

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Dans un autre passage, Valéry définit avec plus de finesse ce qui peut être décrit comme caractérisant le style de la poésie de Degas :

« La plupart des sonnets de Degas se rapportent aux objets favoris de son crayon ou de son pinceau : danseuse, cheval de sang, impressions de l’Opéra ou du champ de courses. Cette seule circonstance leur donnerait un intérêt particulier, car les poètes professionnels n’ont guère songé à exploiter le turf ni le plateau, si ces poèmes n’étaient par eux-mêmes d’excellente et originale qualité.

La combinaison d’une certaine maladresse avec le sentiment très net, (et que l’on devait attendre d’un artiste de cette espèce raffinée), des ressources du langage travaillé, fait l’agrément de ces petites pièces très serrées, pleines de traits inattendus, où l’on trouve de l’humour, de la satire, des vers délicieux, un mélange bizarre et rare combinant du Racine et des boutades, des tours parnassiens ajustés à certaines vivacités irrégulières, et parfois, de l’excellent Boileau... »2

Ainsi que Valéry l’indique, l’inspiration de Degas est largement d’origine parnassienne, du nom de ce mouvement de la fin du 19e siècle qui, en réaction peut-être au lyrisme inspiré du romantisme, réhabilite la recherche du beau dans un travail exigeant des vers. Un peu plus tard, décadentisme et symbolisme viendront pousser encore plus loin la recherche de la perfection formelle. Comme l’indique Valéry, Degas se distingue des valeurs du parnasse par l’inattendu, le bizarre ou l’apparent maladroit. En cela, sa poésie se caractérise par une recherche du baroque, car, étymologiquement, le terme baroque ne viendrait-il par du mot portugais barroco, désignant les perles de forme irrégulières ?

On définit le parnasse comme une recherche d’application presque artisanale du travail du ver. Cette matérialité appliquée aux mots la met en rapport au travail du marbre ou du bronze. Le goût de la fin du 19e siècle pour l’idéalisation de la sculpture des mots ou de la matière se retrouve dans l’exploitation de mythes anciens, tels que celui de Pygmalion et de sa sculpture Galatée.

Pygmalion et Galatée
Pygmalion et Galatée |

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C’était autant le thème utilisé par Jean-Léon Gérôme pour un de ses tableaux majeurs3 que par Baudelaire dans Les Fleurs du mal4.

Il était donc tout à fait normal que Degas ait dédié un de ses poèmes, et celui qui ouvre le recueil de 1914, à la figure d’un des chefs du parnasse et un de ses amis les plus proches, José-Maria de Heredia. Le texte de ce sonnet est le suivant :

Vous n’écorcherez pas un Marsyas de peu ;
Lourdement de jouer, un soir lui prit l’envie ;
Avant de regagner son ordinaire vie,
Il baise et vous remet l’outil sacré du jeu.

Inoubliable outil de dure poésie
Que vous pouvez, poète, à la forge d’un dieu
Marteler, ciseler et rougir dans le feu,
Pour que sa griffe fume en la rime choisie.

Suez, avec le poids d’une armure de fer,
A suivre en ses détours une femme cachée
Qui tremble moins que vous… Au bruit froid de la mer,

Vous entonnez alors, orgueilleux et vermeil,
Le rude chant qui plaît à l’Histoire, couchée
Sur vos genoux, après des courses au soleil.

Le choix du sujet n’est pas anodin. Tout d’abord, il répond vraisemblablement au sonnet de Heredia sur le même thème, publié dans un de ses principaux recueils poétiques, Les Trophées, publié en 1893. Selon le mythe antique, le faune Marsyas aurait prétendu surpasser Apollon dans sa maîtrise de la musique. Les muses, chargées de juger un concours de musique entre les deux, déclarent Apollon vainqueur. Marsyas est puni et meurt écorché, sa peau servant d’outre. Le recours au mythe antique est une caractéristique de la sensibilité esthétique du mouvement parnassien. Il correspond sans doute aussi aux goûts classiques de Degas. Le mythe de Marsyas est cependant réutilisé avec une perspective spéciale. Dans le sonnet de Degas, Marsyas est associé au poète-forgeron qui, par son travail, viendrait défier la poésie inspirée du divin, déclaration parnassienne, par excellence !

Sonnets par Edgar Degas
Sonnets par Edgar Degas |

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Sonnets par Edgar Degas
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Le Degas poète vient donc combiner dans ses sonnets la force de ses liens amicaux, son estime pour les poètes qui l’entourent et une forte identification de son œuvre aux théories parnassiennes. Comme Valéry l’expliquait dans Degas, Danse, Dessin, Degas voyait des points communs entre le travail patient du poète et ses « approximations successives » et sa propre éthique du dessin et de la peinture.

Degas danse dessin
Degas danse dessin |

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Notes

  1. « Degas, Danse, Dessin » in. Œuvres de Paul Valéry, Paris, Editions du Sagittaire, 1931-1950, volume 8, p. 72.
  2. « Degas, Danse, Dessin » in. Œuvres de Paul Valéry, Paris, Editions du Sagittaire, 1931-1950, volume 8, p. 73.
  3. Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée (1890), New York, Metropolitan Museum of Art.
  4. « La Beauté » : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre »

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition « Degas en noir et blanc » présentée à la BnF du 30 mai au 3 septembre 2023.

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