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Extrait

Orithie avoue son amour

Anne-Marie Du Bocage, Les Amazones, Acte I scène III, 1749
L’aveu d’Orithie n’est pas sans rappeler l’aveu de Phèdre à l’acte I de la tragédie du même nom de Racine (1677). Le schéma est le même – la confidente presse la reine d’avouer ce qui la tourmente – ainsi que les thèmes – voir signifie aimer, un amour interdit, des sacrifices sur l’autel qui loin d’apaiser le trouble l’attisent. La versification emprunte aussi au style racinien.

ANTIOPE.
Que je crains les complots d’un peuple furieux !
Contre les souverains il réclame les dieux,
Et jaloux du bonheur d’un règne sans alarmes,
Par l’effroi qu’il y jette, il en ternit les charmes.
Quel trouble suit les rois !

ORITHIE.
Un plus cruel tourment
Saisit mes sens d’horreur.

ANTIOPE.
Dans ce fatal moment,
Madame, si j’ai pu mériter votre estime,
Dévoilez à mes yeux le sort qui vous opprime.
Élève de vos mains, jointe à vous par le sang,
Bientôt associée aux droits de votre rang,
Tout à vos intérêts m’attache dès l’enfance.

ORITHIE.
Que ce soit l’amitié, non la reconnaissance.
Votre Mère en mourant vous remit en mes mains :
Vivez d’accord, dit-elle, et montrez aux humains
Que deux cœurs vertueux règnent sans jalousie ;
Surtout des feux d’amour redoutez la furie.
Elle expire à ces mots. Loin de craindre vos droits,
Prenant soin de vos jours, j’obéis à ses lois.
Je régnais avec elle, et vous touchez à l’âge
Où du trône avec vous je dois faire un partage :
Ce moment tarde trop à mon cœur généreux.
Vos charmes, vos vertus ont surpassé mes vœux :
J’aime à voir la valeur qui déja vous illustre.
Moi qui suis parvenue, à mon sixième lustre,
Un triomphe à mes yeux n’a plus rien d’éclatant,
Et mes vastes désirs changent à chaque instant :
À dompter l’univers dans un moment j’aspire,
Dans l’autre je voudrais abandonner l’empire.
Les rois avec envie admirent mon pouvoir,
Et dans mon cœur troublé règne le désespoir.

ANTIOPE.
Eclaircissez le doute où vous jettez mon âme.
Sur vos malheurs secrets expliquez vous, Madame.
Un funeste présage offert à vos regards
Annonce-t-il la foudre au sein de nos remparts ?
Pour notre liberté redoutez-vous des chaînes ?

ORITHIE.
Ne cherchez point si loin la cause de mes peines,
Les maux que je ressens ont pris leur source en moi.

ANTIOPE.
Un grand cœur aurait-il à se plaindre de soi ?
La justice, la force en bannissent la crainte,
Et le rang souverain…

ORITHIE.
Redouble ma contrainte,
Augmente mes remords, ma honte et mes tourments.

ANTIOPE.
Depuis que la raison règle mes sentiments,
Nos âmes sans détour se montrent l’une à l’autre :
Si je reçûs du Ciel un cœur digne du vôtre,
Pourquoi me cachez-vous ce funeste secret ?

ORITHIE.
Vos soins contre mes maux combattraient sans effet ;
Mais pour mieux me punir de mon ardeur coupable,
Je vais vous dévoiler le destin qui m’accable.
De l’hymen passager approuvé par nos lois,
J’avais su jusqu’ici m’interdire les droits ;
Vous seule remplissiez l’espoir de ma couronne ;
Mais l’amour a surpris le cœur d’une Amazone.
Ciel ! à ce mot fatal tout frémit en ces lieux.
La honte et la terreur obscurcissent mes yeux.
Le remords dans mon sein étouffe ma pensée ;
Voyez où me réduit une flamme insensée.
Je lis dans vos regards mon crime et votre effroi.

ANTIOPE.
Quel est donc ce vainqueur qui vous tient sous sa loi ?

ORITHIE.
Je tremble à le nommer, et cherche à vous le dire ;

ANTIOPE.
Ah ! ne différez plus.

ORITHIE.
Apprenez mon martyre.
Thésée a triomphé de mon farouche orgueil.

ANTIOPE.
Ô dieux !

ORITHIE.
De son aspect que n’ai-je fui l’écueil !
Un désir curieux né de sa renommée,
Me fit chercher ce chef terrible à mon armée.
Son front majestueux, sa fierté dans les fers,
M’annoncèrent son nom connu de l’univers :
Rappellez-vous l’instant qu’il s’offrit à ma vue.
Depuis ce jour fatal le poison qui me tue,
Se glissant dans mon âme, en bannit la raison ;
De nos austères lois j’oubliai la leçon ;
Par l’obstacle et le temps mon feu s’irrite encore ;
Je passe sans sommeil de l’une à l’autre aurore :
Tantôt de mon amour je chéris le lien,
Bientôt je le déteste…

ANTIOPE.
Et qu’espérez-vous !

ORITHIE.
Rien.
Je hais mon rang, nos mœurs, ma tendresse, mes crimes ;
Au ciel vengeur des lois j’offre en vain des victimes,
De mes maux qu’il voit seul, j’ose accuser ses coups ;
Souvent à mon ardeur j’oppose un fier courroux ;
Elle combat, triomphe, et tout à ma mémoire
Peint les traits d’un guerrier, dont je chéris la gloire ;
Je le vois terrasser les monstres indomptés,
Des centaures fougueux venger les cruautés,
Et ravissant le jour au meurtrier parjure,
De Procuste et Sinis délivrer la nature ;
D’Hercule qu’il imite il passe les exploits ;
Son nom et sa valeur autorisent mon choix :
Au récit de ses faits qui ravissent mon âme,
Mon courage s’anime et mon amour s’enflamme :
Qui venge l’univers, peut bien dompter mon cœur.
Ah ! ma chère Antiope, une secrette horreur
Fait pâlir votre front à ce récit funeste :
J’aime à vous voir gémir d’un joug que je déteste ;
Mais du moins de mes maux n’accusez que le sort,
Et plaignez une amante en proie à son transport
Qui redoute l’état, son amant, son cœur même,
Vos vertueux regards et le courroux suprême :
Une prêtresse en proie aux erreurs de l’amour !
Quelle horreur !

ANTIOPE.
Exposée aux yeux de votre cour,
Dans la noble fierté qu’inspire un diadème,
Vous saurez en secret triompher de vous-même.

ORITHIE.
Je le croyais ainsi ; mais hélas ! la grandeur
Ne sert qu’à soutenir les caprices du cœur ;
Confiante en sa force, ignorant les contraintes,
Ses desirs véhéments triomphent de ses craintes ;
Et les réflexions d’un grand cœur amoureux
Autorisent son choix et nourrissent ses feux.
Ô vous, dont l’âge tendre écoute la sagesse ;
Que mon malheur vous serve à craindre mon ivresse.
Ah ! je m’alarme en vain, vos vertueux désirs
Sont loin de s’abaisser à de honteux soupirs :
Les utiles leçons que je reçus d’un autre
Sortirent de mon cœur pour passer dans le vôtre :
Vous les gardez, Madame, et ce cœur abattu
Remit en vous sa force et toute sa vertu.

ANTIOPE.
Un bien si précieux enrichit qui le donne.

ORITHIE.
L’ardeur que je ressens prouve qu’il m’abandonne.

ANTIOPE.
On ne peut éviter un premier mouvement ;
Mais le feu le plus vif s’éteint sans aliment :
D’un amour sans espoir vous vaincrez la puissance ;
Mais après ce triomphe, ah ! fuyez la vengeance ;
C’est avouer ses feux que d’en punir l’auteur ;
Accoutumez votre âme à braver son vainqueur ;
Cet effort plus qu’humain est digne d’Orithie ;
L’amour obscurcirait l’éclat de votre vie,
Tout vous porte à le fuir.

ORITHIE.
Je le sais ; mais je sens
Qu’il rend par son attrait mes efforts impuissants.
Le repos, le courage abandonnent mon âme :
Tremblante pour les jours de l’objet qui m’enflamme,
Je crains ses feux, sa haine…

ANTIOPE.
Eh quoi ! ne sait-il pas
Qu’il a par sa valeur captivé vos appâts ?
Ou son cœur de l’amour méprise-t-il les charmes ?

ORITHIE.
Souvent de son empire il sentit les alarmes ;
Mais il ignore encor le mal qui me poursuit :
Dans quel gouffre effrayant mon destin me conduit !
Dois-je de mes transports cachant la violence,
Espérer qu’un captif prévienne mon silence ?
Non : je n’ai qu’un moment pour pénétrer son cœur ;
Esclave de l’amour, oublions ma grandeur :
Mais comment découvrir mes tourments à Thésée ?
S’il brûlait d’autres feux, si j’étais méprisée :
Quel honteux désespoir ! ah la plus prompte mort
Punirait ses dédains et vengerait mon sort.
Un oracle ambigu laisse au gré du ministre
Rendre l’ordre des dieux favorable ou sinistre :
Inutile pouvoir s’il ne peut me venger ;
Tout doit servir l’amour qu’on voudrait outrager.

ANTIOPE.
Pour condamner l’objet de votre ardeur funeste,
Quoi ! Reine, à votre gré changer l’ordre céleste ?

ORITHIE.
Quoi, penser qu’un mortel instruit de mon amour
Méprisant mes transports verrait encor le jour !
Non, j’immolerais tout pour cacher ma faiblesse ;
Quand de ma passion je ne suis plus maîtresse,
Sur le trône éclatant où je règne aujourd’hui
Tout doit suivre mes lois et chercher mon appui.
S’il est ingrat, qu’il tremble, il est en ma puissance,
Et je satisferai mes vœux ou ma vengeance.
Allons, pour appaiser un peuple furieux,
Opposer à ses droits mon pouvoir près des dieux.

ANTIOPE.
Ah ! sauvez le captif…

Anne-Marie Du Bocage, Les Amazones, Paris : F. Mérigot, 1749, p. 9-17.
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