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Extrait

« Vous ne croyez donc point à la médecine ? »

Molière, Le Malade imaginaire, acte III, scène 3

ARGAN
Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?

BÉRALDE
Non, mon frère, et je ne vois pas que pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.

ARGAN
Quoi vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ?

BÉRALDE
Bien loin de la tenir véritable, je la trouve entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes ; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie ; je ne vois rien de plus ridicule, qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre.

ARGAN
Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?

BÉRALDE
Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.

ARGAN
Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

BÉRALDE
Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités ; savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir, et les diviser ; mais pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout.

ARGAN
Mais toujours faut-il demeurer d’accord, que sur cette matière les médecins en savent plus que les autres.

BÉRALDE
Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand-chose, et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.

ARGAN
Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous ; et nous voyons que dans la maladie tout le monde a recours aux médecins.

BÉRALDE
C’est une marque de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.

ARGAN
Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu’ils s’en servent pour eux-mêmes.

BÉRALDE
C’est qu’il y en a parmi eux, qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont ils profitent, et d’autres qui en profitent sans y être.

 

Molière, Le Malade imaginaire, acte III, scène 3
Molière, Œuvres complètes, vol. VI, Compagnie des libraires associés (Paris), 1773
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