La série de l'Enfance du Christ






En 1654, soit un an après avoir achevé la deuxième version de l’impressionnante pointe sèche des Trois Croix, Rembrandt grave une série de six estampes sur l’enfance de Jésus dans lesquelles prédomine presque exclusivement l’eau-forte. Ces images se caractérisent par une simplicité tendre et chaleureuse, dépourvue de sensiblerie, mais pleine d’humanité, comme si l’artiste éprouvait le besoin de reprendre son souffle après l’angoisse et le drame de l’estampe du Calvaire. Il est à noter que cette année est aussi celle de la naissance de Cornelia, la fille qu’il eut d’Hendrickje Stoffels, sa compagne jusqu’à la mort.
Les six estampes, de format oblong, sont de dimensions presque semblables, et les personnages principaux font toujours face au spectateur. Elles sont gravées de cette manière si caractéristique du style de Rembrandt au milieu des années 1650, à l’aide de longs traits parallèles espacés comme les hachures des dessins à l’encre. Contrairement aux estampes antérieures, dans lesquelles l’artiste recherchait de forts contrastes de clair-obscur, voire l’obscurité quasi absolue, celles-ci sont plus lumineuses, comme le requièrent les thèmes représentés.
L'Adoration des bergers
1er état
Une bande blanche horizontale, défaut de morsure, apparaît en haut à droite ; elle sera ombrée au 2e état.
Dans cette estampe de L'Adoration des bergers à la lanterne, les personnages centraux de la Vierge et de l'Enfant sont dessinés avec une grande économie de tailles et semblent resplendir grâce à la blancheur du papier. En tirant cette épreuve, Rembrandt prit grand soin de nettoyer la planche de manière que l'image soit presque entièrement baignée de lumière, ce qui semble peu vraisemblable, puisque seule la flamme d'une petite lampe à huile placée au fond, au centre de la composition, prodigue un éclairage parcimonieux. Il existe des épreuves que l'artiste a tirées en laissant une légère couche d'encre sur la planche afin de créer une ambiance de pénombre, ce qui est plus logique compte tenu de la faible source de clarté.
Entre cette estampe et celle, gravée deux ans plus tôt sur le même thème, dont la scène se situait dans une obscurité presque totale, le contraste est grand en raison non seulement de la tonalité, mais aussi de l'attitude des personnages. Cette estampe-là nous montrait une Vierge triste, appuyée sur quelques ballots, songeant sans doute aux souffrances qui attendent son fils, à moins qu'épuisée, elle ne cherche tout simplement à se protéger du froid. Ici, elle fait le geste, fréquent dans l'iconographie chrétienne, de soulever son manteau pour montrer aux bergers le nouveau-né. Quant à saint Joseph, au lieu de lire dans un coin, il ouvre les bras comme pour les inviter à adorer l'Enfant. Le visage du garçonnet qui se penche pour regarder Jésus, avec l'expression habituelle chez ceux de son âge face à un plus petit qu'eux, est une véritable merveille. Si les figures sont dessinées à l'aide de tailles assez longues, celles de la vache (et non pas d'un âne comme habituellement), du bouf, ainsi que de la partie droite de l'étable, sont beaucoup plus travaillées, avec des tailles courtes et denses, visant à donner de la profondeur à la scène et une grande richesse de tons à l'image
Biblioteca Nacional de Madrid
La Circoncision à l'étable
2e état
Cet état était considéré auparavant comme un 1er état. Depuis la localisation d'un nouvel état antérieur, il est considéré comme le 2e. Ce qui le différencie du précédent, c'est la façon dont le bras de l'homme debout à droite qui regarde de face, tombe tout droit, étirant son buste. Deux zones claires sans gravure, l'une au-dessous de la signature en haut à gauche et l'autre sur la figure de l'enfant se distinguent. Épreuve avec un ton superficiel dû au retroussage.
« Et lorsque furent accomplis les huit jours pour sa circoncision, il fut appelé du nom de Jésus, nom indiqué par l'ange avant sa conception. »
(Luc, II, 21.)
La Bible ne précise pas où eut lieu la Circoncision, mais on représente presque toujours la scène à l'intérieur du Temple. Toutefois, les Évangiles apocryphes rapportent qu'elle eut lieu dans l'étable où naquit l'Enfant, d'où la présence de la Vierge car, selon la loi juive, elle n'aurait pu pénétrer dans le Temple que quarante jours après la naissance.
Même si Rembrandt a totalement changé de technique et de thème, on perçoit encore des réminiscences du 4e état des Trois Croix sur le côté droit de cette estampe, presque entièrement couvert de traits parallèles, longs et profonds, qui forment un rideau transparent, mais obscur, derrière lequel on entrevoit les figures qui contemplent la scène. Les rayons descendent du ciel comme pour délimiter la scène principale et concentrer l'attention sur les figures de saint Joseph, qui tient l'Enfant, de la Vierge, qui se détourne pour ne pas voir ce que l'on fait à son fils, et d'une vieille femme debout à l'arrière-plan. Soucieux d'éviter un contraste trop brutal entre les deux parties de l'image, Rembrandt a recherché des effets de tonalité dans l'épreuve du 2e état, non seulement en gravant d'autres zones de la planche avec des tailles d'une grande finesse, mais aussi en laissant une légère couche d'encre sur la surface de la planche à l'impression (technique dite du « retroussage »), obtenant ainsi un gris d'une grande douceur autour de la scène centrale, ce qui permet à celle-ci de ressortir davantage, grâce au blanc du papier. Les graduations de teinte ainsi obtenues se perdent dans d'autres épreuves postérieures comme celle du 3e état, dont le tirage a été effectué d'une manière plus conventionnelle et plus uniforme.
Biblioteca Nacional de Madrid
La Sainte Famille
1er état
Il existe de toute évidence, dans la composition de cette estampe, des liens étroits avec la très célèbre Vierge à l’Enfant de Mantegna. Dans l’un comme dans l’autre cas, la Vierge, assise à même le sol dans l’œuvre de l’Italien ou sur une estrade à la manière espagnole qu’a choisie Rembrandt, se penche vers l’Enfant, qu’elle étreint tendrement. Les pieds de celui-ci reposent sur les bras maternels, dans une attitude très naturelle. Il n’est guère étonnant que Rembrandt se soit inspiré de cette estampe de Mantegna, non seulement à cause de la façon dont elle est gravée, qui suscita certainement chez lui une légitime admiration, mais aussi parce qu’elle représente le côté le plus humain et le plus familier de la divinité. Comme il se doit, le Hollandais adapta le modèle et le modifia en fonction de son génie propre et de sa façon personnelle de graver. Il transforma la figure isolée, presque sculpturale, de la Vierge de Mantegna en une autre, parfaitement intégrée dans un contexte familial, où une mère berce son fils ; seule l’auréole nimbant sa tête – que l’on pourrait, si des rayons ne s’en échappaient, confondre avec la vitre de la fenêtre – lui confère un caractère divin. Le visage de la Vierge reflète une immense tristesse, tout comme celui de saint Joseph qui, du dehors, regarde à travers la fenêtre. Il est possible qu’à l’origine Rembrandt ait placé ce dernier à l’intérieur de la pièce (le côté droit de la planche a été passé au brunissoir et regravé d’une manière assez peu soignée) mais, de cette façon, l’estampe eût été moins dramatique. Sous les pieds de la Vierge, un serpent s’enfuit, tandis que le chat qui a donné son nom à l’image, saisit un coin de la robe.
L’estampe peut prêter à une interprétation symbolique, selon laquelle la Vierge, écrasant de son pied le serpent du paradis, représente la nouvelle Ève, salut de l’humanité à travers son fils. Le chat qui s’agrippe à son vêtement serait une image du diable qui, si l’on en croit la tradition populaire, finit brûlé dans la cheminée. Le fait que Rembrandt ait sorti saint Joseph de la pièce confirme la doctrine de la virginité de Marie, soulignée par le carreau de la fenêtre, à travers lequel la lumière peut passer sans le briser ni le souiller.
La gravure de la planche, réalisée à l’aide de tailles parallèles disposées avec un remarquable savoir-faire afin de créer les formes et les volumes, les clartés et les ombres, a la liberté d’un dessin.
Bibliothèque nationale de France
La Fuite en Égypte : le passage d'un gué
État unique
Il s'agit là de la cinquième et dernière estampe de Rembrandt sur le thème de la Fuite en Égypte. On a conservé six états de la Fuite en Égypte gravée en 1651, l'artiste poursuivant infatigablement la recherche des effets nocturnes, autour de la lueur d'une lanterne, de la pénombre à la complète obscurité. Dans le cas présent, l'image fut achevée dès le 1er et unique état. La composition est tout aussi excellente que l'exécution. Rembrandt a représenté la Sainte Famille traversant un ruisseau. Il a habilement commencé le tracé des pattes de l'âne et des jambes de saint Joseph au-dessus des genoux à la limite inférieure de l'image, ce qui lui a permis de donner plus d'importance à la figure de la Vierge, mise en valeur non seulement par son volume et sa position centrale, mais aussi grâce à l'éclairage. Soucieux d'accentuer celui-ci, il a créé à la pointe sèche, derrière les figures, une zone d'un noir intense suggérant la profondeur des arbres et il a laissé par endroits une légère couche d'encre sur la planche afin de revigorer l'estampe à l'aide d'un glacis d'un gris très doux, qui contraste avec la luminosité de Marie. Le visage du vieux saint Joseph et celui de la Vierge sont empreints d'une intense gravité et l'on croirait percevoir le silence nocturne de la forêt.
Bibliothèque nationale de France
Jésus au milieu des docteurs
1er état
L'une des premières impressions avec un effet d'encrage, dans laquelle on remarque les légères rayures laissées par le polissage de la plaque. Avant l'arrondissement des angles au 2e état.
Comme pour toutes les estampes de cette série, le format est en largeur et les personnages principaux sont entièrement de face. Elle est très différente de celle sur le même thème que Rembrandt avait gravée deux ans plus tôt, non seulement par son aspect mais aussi parce que la planche est plus travaillée et que la composition est assez complexe. Les personnages, assis ou debout, de dos, de face ou de profil, créent différents plans et s'assemblent en groupes qui s'équilibrent entre eux : le groupe compact des vieillards de gauche culmine avec la figure claire de Jésus, qui se dirige vers celui qui est de dos au premier plan, fermant le cercle ; la grande figure du prêtre qui occupe le centre de l'image est compensée par la hauteur du personnage debout à côté de lui, plus jeune et vêtu d'une façon très différente des autres et qui, en se présentant de profil, crée un premier plan, rejetant vers l'arrière celui qui est assis. Derrière lui, un vieux mendiant boiteux veut monter sur l'estrade venant du fond, tandis que les têtes des autres vieillards le regardent par-derrière une haute balustrade, en raccourci, afin d'ouvrir la composition sur la droite.
Les visages des vieux docteurs autour du jeune Jésus constituent une véritable anthologie d'expressions de l'écoute attentive et de la méditation, tandis que le sien reflète la solidité de ses convictions. Chacune des petites têtes a une grande personnalité grâce à quelques traits bien différenciés et, en dépit une grande économie dans le tracé, elles sont d'un naturalisme et d'une expressivité extraordinaires.
Lors du tirage de la planche, Rembrandt laissa dans la partie inférieure une très légère couche d'encre, à peine perceptible, afin de donner plus de solidité à la base de l'image.
Biblioteca Nacional de Madrid
Jésus rentrant du Temple avec ses parents
État unique
« Quand ses parents le virent, ils furent saisis d'émotion, et sa mère lui dit : "Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois ! ton père et moi nous te cherchons, angoissés. » Et il leur dit : « Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ? » Mais eux ne comprirent pas la parole qu'ils venaient de leur dire. Il redescendit alors avec eux et revint à Nazareth ; et il leur était soumis. Et sa mère gardait fidèlement toutes ces choses en son cour. Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes. »
(Luc, II, 48-52.)
Il s'agit là de la dernière estampe de la série de l'enfance de Jésus ; elle recrée l'épisode qui suit celui de son débat avec les docteurs du Temple, quand ses parents le trouvent et qu'il rentre avec eux à Nazareth. C'est un passage peu représenté dans l'histoire de l'art et, si l'estampe ne faisait pas partie de la série, on pourrait la prendre pour une scène populaire dans laquelle une famille de paysans se promène dans la campagne, même si les personnages n'ont aucun rapport avec les types populaires ou les gueux que Rembrandt avait gravés les années précédentes. L'expression du visage du Christ, qui lève la tête pour expliquer à la Vierge qu'il était resté au Temple sans les prévenir car il devait s'occuper des affaires de son Père, l'air de Marie reflétant la bonté, les yeux baissés comme si elle se résignait à n'y rien comprendre, le geste de Joseph, qui saisit avec force la main de Jésus, et le chien qui court en aboyant à ses côtés, sont tous très expressifs.
Le paysage qu'ils parcourent, avec un pont à l'arrière-plan, est très naturaliste. Avec des rehauts à la pointe sèche, surtout derrière les pieds et les têtes des personnages, l'artiste réussit à les dégager du fond et à les faire avancer vers le premier plan, sauf pour ceux du côté droit du paysage, dont il fait en sorte qu'ils se fondent dans l'arrière-plan.
Bibliothèque nationale de France
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