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Anthologie

Le Canzoniere dans le texte

Vous écoutez en rimes éparses le son

Pétrarque, Canzoniere, I

Vous écoutez en rimes éparses le son
De ces soupirs dont j'ai nourri mon coeur
En ma première et juvénile erreur,
Quand j'étais en partie autre homme que ne suis

Pour le style variable où je pleure et devise
Entre les vains espoirs et la vaine douleur,
Près de qui entendît par épreuve l'amour
J'espère de trouver pitié voire pardon.

Mais je vois maintenant comment du peuple entier
Je fus grand temps la fable, en sorte que souvent
De moi-même à part moi je sens vergogne.

Et d'avoir divagué la vergogne est le fruit,
Et repentir, et connaissance claire
Que ce qui plaît au monde est, sans durée, un songe.

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 4.

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Dans le doux temps du premier âge

Pétrarque, Canzoniere, XXIII, vers 1-20

Dans le doux temps du premier âge
Qui vit naissante et encor presque en herbe
La fière envie qui pour mon mal s'accrut,
Puisqu'à chanter le deuil est moins acerbe,
Je chanterai comment je vécus libre,
Tant qu'amour fut en ma demeure dédaigné.
Je poursuivrai disant comme il en fut fâché
Bien trop profondément, et ce qui m'en advint,
Qui fait de moi pour maintes gens exemple,
Bien que mon dur supplice
Soit écrit autre part, si bien que mille plumes
En sont déjà lassées, et toute vallée presque
Retentisse du son de mes graves soupirs,
Qui attestent des peines de ma vie.
Et si mémoire ici ne vient à mon secours
Comme elle le faisait, l'excusent mes martyres,
Et un penser qui ne lui donne que l'angoisse,
Tel qu'à tout autre, il fait tourner le dos,
Et me fait m'oublier moi-même par sa force,
Il tient de moi tout le dedans, et moi l'écorce.

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 26-28.

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Quel je devins lorsque d'abord je m'aperçus que ma personne avait autre figure

Pétrarque, Canzoniere, XXIII, vers 41-60

Quel je devins lorsque d'abord je m'aperçus
Que ma personne avait autre figure,
Que je vis mes cheveux devenir cette fronde
Que j'avais espérée jadis pour leur couronne,
Mes pieds sur qui je me tenais, marchais, courais,
Selon que tous les membres à l'âme répondent,
Devenir deux racines sur le bord des ondes
Non du Pénée, mais d'un plus altier fleuve,
Et en rameaux se muer mes deux bras.
Non moins encor me glace
D'être ensuite couvert de blanches plumes
Alors que foudroyé et mis à mort gisait
Mon espoir qui trop haut s'élevait.
Et pour ce que je ne savais ni où ni quand
Je le retrouverais, seul et en larmes,
Où il me fut ôté, jour et nuit m'en allais,
Cherchant sur le rivage et dans le sein des eaux,
Et jamais par la suite ma langue n'a tu,
Si longtemps qu'elle put, sa chute maléfique.
Aussi j'ai pris le chant et la couleur d'un cygne.

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 28-30.

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Les cheveux d'or étaient à l'aure épars

Pétrarque, Canzoniere, XC

Les cheveux d'or étaient à l'aure épars,
Qui en mille doux nœuds les emmêlait,
Et le mobile éclat brûlait outre mesure
De ces beaux yeux qui en sont si avares,

Et le vis de pitié prendre couleurs,
Vrai ou faux, je ne sais, m'apparaissait.
Moi qui l'amorce de l'amour avais au cœur
Quelle merveille qu'aussitôt j'en aie brûlé ?

Sa démarche n'était chose mortelle,
Mais d'angélique forme. Et ses paroles
Sonnaient bien autrement que simple voix humaine.

C'est un esprit céleste, un vif soleil
Que je vis. Et si ore elle n'était plus telle,
La plaie si l'arc est détendu point ne guérit.

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 140.

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Claires et fraîches, douces eaux

Pétrarque, Canzoniere, CXXVI

Claires et fraîches, douces eaux
Près de qui ses beaux membres
Reposa celle qui à mes yeux seule est dame.
Gentil rameau, dont il lui plut,
En soupirant je m'en souviens,
De faire à son beau flanc une colonne.
Herbe et fleurs que sa robe
Gracieuse recouvrit,
Et son sein angélique.
Air sacré et serein
Où amour, par ses yeux, le cœur m'ouvrit,
Donnez tous audience
À mes dolentes paroles ultimes.

Si c'est bien mon destin,
Et le ciel s'y emploie,
Qu'amour ferme ces yeux recrus de larmes,
Quelque grâce ce corps
Chétif en vous recueille,
Et que l'âme retourne à sa demeure, nue.
Mort sera moins cruelle
Si cet espoir j'emporte
À ce douteux passage,
Car cet esprit lassé
Ne pourrait en nul plus paisible port,
Ni plus tranquille fosse,
Fuir la chair tourmentée et les os.

Un temps viendra peut-être
Qu'à l'habituel séjour
Revienne cette fauve belle et débonnaire,
Et où elle me vit
En ce jour bienheureux
Porte un regard de désir et de joie,
Me cherchant, et, ô deuil,
Terre déjà parmi les pierres
Voyant, qu'amour l'inspire
Afin qu'elle soupire
Si doucement que ma grâce elle obtienne,
Et fasse force au ciel,
En s'essuyant les yeux de son beau voile.

Des beaux rameaux pleuvait,
Douce dans ma mémoire,
Une averse de fleurs sur son giron.
Et là elle siégeait,
Humble en si grande gloire,
Enveloppée déjà de l'amoureuse ondée
Telle fleur sur sa robe,
Ou sur les tresses blondes,
Qui d'or fin et de perles
Se voyaient ce jour-là,
Telle au sol se posait, et telle sur les ondes.
Telle, gracieuse vagabonde,
Tournoyant semblait dire « Ici règne l'amour ».

Que de fois ai-je dit
Alors, plein d'épouvante
« Celle-ci à coup sûr naquit au Paradis »
Si fort chargé d'oubli
La divine attitude,
Le visage, les mots, le doux sourire,
M'avaient, et retranché
De l'image du vrai,
Que j'allais soupirant
« Comment suis-je venu, et quand ? »,
Croyant être au ciel, non là où j'étais,
Et depuis tant me plaît
Cette herbe, qu'autre part je ne trouve de paix.

Si tu avais autant d'ornements que tu veux
Tu pourrais hardiement
Sortir du bois, et aller par le monde.

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 188-192.

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De penser en penser, de mont en mont

Pétrarque, Canzoniere, CXXIX

De penser en penser, de mont en mont
Me guide amour, car tout sentier tracé,
Je l'éprouve contraire à la tranquille vie.
Si en pré solitaire ruisseau ou fontaine,
Si entre deux coteaux sied ombreuse vallée,
Là se vient apaiser l'âme tout étonnée,
Et par amour conviée,
Tantôt rit, tantôt pleure, ou craint, ou se rassure.
Et le visage qui la suit là où elle le mène
Se trouble et rassérène,
Et peu de temps en même état demeure,
À me voir, qui connaît telle vie d'expérience
Dirait « Celui-ci brûle, incertain de son sort ».

Par les hauts monts et les forêts âpres je trouve
Quelque repos. Et tout lieu habité
Est de mes yeux le mortel ennemi.
À chacun de mes pas naît un penser nouveau
De ma dame, lequel souvent en joie
Retourne le tourment que je souffre par elle.
Et à peine voudrais-je
Changer cette vie mienne douce amère,
Que je me dis «  Peut-être encor te garde amour
En vue d'un temps meilleur.
Peut-être, à tes yeux vil, à autrui es-tu cher ».
Et cependant je passe outre et soupire
« Mais pourrait-ce être vrai ? Mais comment donc, et quand 

Là où offre son ombre haut pin ou colline,
Quelquefois je m'arrête, et sur le premier roc
Je dessine en esprit son beau visage.
Quand je reviens à moi je vois mon sein trempé
Après cette pitié, alors je dis « Hélas,
Où donc es-tu venu, et de quoi séparé ? »
Mais autant que fixer
Sur le premier penser je puis l'esprit errant,
Elle la contempler et m'oublier moi-même,
Je sens amour si proche
Que de sa propre erreur l'âme satisfait.
En tant de lieux je la vois, et si belle,
Que si l'erreur durait, rien d'autre je ne quiers.
Je l'ai plus d'une fois, mais qui voudra m'en croire ?,

Dedans l'eau claire et parmi l'herbe verte
Vue toute vive, et dans le tronc d'un hêtre,
Dans une blanche nue, et telle que Léda
Aurait bien dit que sa fille est vaincue,
Comme étoile que couvre un rayon du soleil.
Et d'autant plus sauvage
Le lieu où je me trouve, et plus désert le bord,
D'autant plus belle ma pensée l'ébauche.
Puis quand le vrai balaie
Cette douce erreur, là même j'assieds
Moi glacé, pierre morte sur pierre vivante,
Semblant d'homme pensant, pleurant et écrivant.

Là où d'autre montagne ombre n'atteint,
Vers le plus haut et plus libre sommet,
M'attire d'habitude un intense désir.
Et de là-haut, mes maux à mesurer des yeux
J'entreprends, cependant qu'en larmes je soulage
Ce cœur qui s'épaissit de douloureuse brume
Quand je regarde et pense
Qu'un tel espace d'air du beau vis me sépare,
Qui m'est toujours si proche et si lointain.
Puis à part moi tout bas
« Qu'en sais-tu donc, hélas ? Peut-être que là-bas
De ton éloignement à l'instant on soupire ».
Et à cette pensée l'âme respire.

Chanson, delà cette alpe,
Là où le ciel est plus serein et plus joyeux,
Tu me pourras revoir près d'un ruisseau courant,
Là où l'aure se sent
D'un frais et odorant boqueteau de laurier.
Là est mon cœur, et celle-là qui me le vole.
Ici tu ne peux voir que mon image seule.

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 296-298.

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Rompue la haute colonne et le vert laurier

Pétrarque, Canzoniere, CCLXIX

Rompue la haute colonne et le vert laurier
Qui donnaient leur ombrage à ma lasse pensée.
J'ai perdu tout cela que revoir je n'espère
De Borée à Auster, de mer indienne à maure.

Tu m'as ôté, mort, mon double trésor,
Qui me fit vivre heureux, aller plein de fierté.
Compenser ne le peut ni terre ni empire,
Ni gemme d'Orient, ni puissance de l'or.

Mais si c'est du destin consentement,
Que puis-je plus, hors avoir l'âme triste,
Les yeux noyés toujours, et le regard baissé ?

Oh notre vie, si belle en apparence,
Qu'elle perd aisément en un matin
Ce qui en mainte année à grand'peine s'acquiert.

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 376.

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Étant un jour tout seul à la fenêtre

Pétrarque, Canzoniere, CCCXXIII

Étant un jour tout seul à la fenêtre
D'où je voyais tant de choses si neuves
Que de voir seulement j'étais presque recru,
M'apparut une cerve à main droite
Dont eût le front humain enflammé Jupiter,
Par deux vautres chassée, un noir, un blanc,
Qui l'un et l'autre flanc
De la gente bête mordaient si fort,
Qu'en un moment il la menèrent à ce pas,
Où, dans la pierre enclose,
Grande beauté fut vaincue par une acerbe mort,
Et me fit soupirer sur son rigoureux sort.

En haute mer ensuite je vis une nef
Avec haubans de soie, et d'or la voile,
Toute d'ivoire et d'ébène construite.
La mer paisible et l'aure était suave,
Et le ciel tel qu'il est quand nuée ne le voile.
Elle chargée d'un fret riche et honnête.
Puis soudaine tempête
D'orient troublé tant l'air et les ondes
Que la nef se jeta contre un écueil.
Oh, pour le cœur quel deuil,
Bref instant engloutit et peu d'espace enclôt
Cette haute richesse à nulle autre seconde.

En un bosquet tout neuf les saints rameaux
Fleurissaient d'un laurier jeune et lisse,
Qui un des arbres paraissait du Paradis.
De son ombre sortaient de si doux chants
De différents oiseaux, et tant d'autres délices,
Que du monde ils m'avaient tout entier séparé.
Comme je le fixais,
Le ciel changea autour, et la face obscurcie,
De foudre le frappa, et jusqu'à ses racines
L'alme plante divine
Aussitôt arracha, ce dont ma vie s'attriste,
Car telle ombre jamais ne se regagne.

Claire fontaine en ce même bosquet
Jaillissait d'un rocher, et une eau fraîche et douce
Elle épandait avec un suave murmure.
Du beau siège isolé, ombreux et sombre,
Ni pasteurs n'approchaient, ni bouviers,
Nymphes et muses oui, à l'unisson chantant,
Là je m'assis, et quand
Plus de douceur je recevais de ce concert
Et cette vue je vis un gouffre s'écarter
Et en soi emporter
La source et tout le lieu, j'en sens encor le deuil,
Et la seule mémoire me consterne.

Une étrange phénice, de deux ailes
De pourpre revêtue, et le chef d'or,
Voyant par la forêt altière et seule,
Je pensai d'abord voir une forme céleste
Et immortelle, avant qu'au laurier arraché
Elle arrivât, et à la source que terre dérobe.
Tout vole vers sa fin.
Car voyant les frondes à terre éparses
Le tronc brisé, l'humeur vive tarie,
Tournant son bec contre elle,
Comme emplie de dédain, à l'instant disparut,
Et mon cœur de pitié et d'amour en brûla.

Enfin je vis, parmi les fleurs et l'herbe,
Aller pensive si gracieuse et belle dame,
Que je n'y puis penser sans brûler et trembler,
Humble à part soi, mais contre amour superbe,
Elle était revêtue de si candide robe,
Ainsi tissue qu'elle semblait d'or et de neige.
Mais le haut de son corps
Était enveloppé dans une brume obscure.
Puis au talon piquée par un chétif serpent,
Fleur cueillie languissant,
Joyeuse elle partit, et comme qui s'assure.
Las, rien d'autre que pleurs en ce monde ne dure.

Chanson, tu peux bien dire
« Ce six visions ont donné de mourir
À mon seigneur un doux désir ».
 

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 434-438.

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