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Anthologie

Les Liaisons dangereuses dans le texte

Préface du rédacteur

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782
Dans ce texte introductif, le rédacteur défend l’utilité de son ouvrage, qui dénonce les mœurs peu scrupuleuses de certains individus de son époque. Il anticipe également les reproches que l’on pourra faire à la lecture de son roman.

Cet ouvrage, ou plutôt ce recueil, que le public trouvera peut-être encore trop volumineux, ne contient pourtant que le plus petit nombre des lettres qui composaient la totalité de la correspondance dont il est extrait. Chargé de la mettre en ordre par les personnes à qui elle était parvenue, et que je savais dans l’intention de la publier, je n’ai demandé, pour prix de mes soins, que la permission d’élaguer tout ce qui me paraîtrait inutile ; et j’ai tâché de ne conserver en effet que les lettres qui m’ont paru nécessaires, soit à l’intelligence des événements, soit au développement des caractères. […]
 
Le mérite d’un ouvrage se compose de son utilité ou de son agrément, et même de tous deux, quand il en est susceptible : mais le succès, qui ne prouve pas toujours le mérite, tient souvent davantage au choix du sujet qu’à son exécution, à l’ensemble des objets qu’il présente, qu’à la manière dont ils sont traités. Or ce recueil contenant, comme son titre l’annonce, les lettres de toute une société, il y règne une diversité d’intérêts qui affaiblit celui du lecteur. De plus, presque tous les sentiments qu’on y exprime, étant feints ou dissimulés, ne peuvent même exciter qu’un intérêt de curiosité toujours bien au-dessous de celui de sentiment, qui, surtout, porte moins à l’indulgence, et laisse d’autant plus apercevoir les fautes qui se trouvent dans les détails, que ceux-ci s’opposent sans cesse au seul désir qu’on veuille satisfaire.
 
Ces défauts sont peut-être rachetés, en partie, par une qualité qui comme eux tient à la nature de l’ouvrage : c’est la variété des styles ; mérite qu’un auteur atteint difficilement, mais qui se présentait ici de lui-même, et qui sauve au moins l’ennui de l’uniformité. Plusieurs personnes pourront compter encore pour quelque chose un assez grand nombre d’observations, ou nouvelles, ou peu connues, et qui se trouvent éparses dans ces lettres. C’est aussi là, je crois, tout ce qu’on y peut espérer d’agréments, en les jugeant même avec la plus grande faveur.
 
L’utilité de l’ouvrage, qui peut-être sera encore plus contestée, me paraît pourtant plus facile à établir. Il me semble au moins que c’est rendre un service aux mœurs que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces lettres peuvent concourir efficacement à ce but. On y trouvera aussi la preuve et l’exemple de deux vérités importantes qu’on pourrait croire méconnues, en voyant combien peu elles sont pratiquées : l’une, que toute femme qui consent à recevoir dans sa société un homme sans mœurs, finit par en devenir la victime ; l’autre, que toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu’un autre qu’elle ait la confiance de sa fille. Les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe pourraient encore y apprendre que l’amitié que les personnes de mauvaises mœurs paraissent leur accorder si facilement, n’est jamais qu’un piège dangereux, et aussi fatal à leur bonheur qu’à leur vertu. Cependant l’abus, toujours si près du bien, me paraît ici trop à craindre ; et, loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraît très important d’éloigner d’elle toutes celles de ce genre. L’époque où celle-ci peut cesser d’être dangereuse et devenir utile, me paraît avoir été très bien saisie, pour son sexe, par une bonne mère, qui non seulement a de l’esprit, mais qui a du bon esprit. « Je croirais, me disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette correspondance, rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de son mariage. » Si toutes les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellement de l’avoir publié.
 
Mais, en partant encore de cette supposition favorable, son succès ne m’en paraît pas plus assuré et il me semble toujours qu’il doit plaire à peu de monde. Les hommes et les femmes dépravés auront intérêt à décrier un ouvrage qui peut leur nuire ; et, comme ils ne manquent pas d’adresse, peut-être auront-ils celle de soulever contre lui les rigoristes, alarmés par le tableau des mauvaises mœurs qu’on n’a pas craint de présenter.
 
Les prétendus esprits forts ne s’intéresseront point à une femme dévote, que par cela même ils regarderont comme une femmelette, tandis que les dévots se fâcheront de voir succomber la vertu, et se plaindront que la religion se montre avec trop peu de puissance.
 
D’un autre côté, les personnes d’un goût délicat seront dégoûtées par le style trop simple et trop fautif de plusieurs de ces lettres, tandis que le commun des lecteurs, séduit par l’idée que tout ce qui est imprimé est le fruit d’un travail, croira voir dans quelques autres la manière peinée d’un auteur qui se montre derrière le personnage qu’il fait parler.
 
Enfin, on dira peut-être assez généralement, que chaque chose ne vaut qu’à sa place ; et que si d’ordinaire le style trop châtié des auteurs ôte en effet de la grâce aux lettres de société, les négligences de celles-ci deviennent de véritables fautes et les rendent insupportables, quand on les livre à l’impression. J’avoue avec sincérité que tous ces reproches peuvent être fondés : je crois aussi qu’il me serait possible d’y répondre, et même sans excéder la longueur d’une préface. Mais on doit sentir que pour qu’il fût nécessaire de répondre à tout, il faudrait que l’ouvrage ne pût répondre à rien ; et que si j’en avais jugé ainsi, j’aurais supprimé à la fois la préface et le livre.

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Tome 1, Paris, 1823, pp. VII-XIII.

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Cécile Volanges à Sophie Carnay

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre I, 1782
Tout juste sortie du couvent, la jeune Cécile Volanges écrit à une amie pour lui raconter sa nouvelle vie chez sa mère, le temps libre qu’elle consacre à la musique, au dessin ou à la lecture, et les soupçons qu’elle nourrit quant à son futur mariage.

Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, et que les bonnets et les pompons ne prennent pas tout mon temps ; il m’en restera toujours pour toi. J’ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble, et je crois que la superbe Tanville aura plus de chagrin à ma première visite, où je compte bien la demander, qu’elle n’a cru nous en faire toutes les fois qu’elle est venue nous voir in fiocchi. Maman m’a consultée sur tout, et elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J’ai une femme de chambre à moi ; j’ai une chambre et un cabinet dont je dispose, et je t’écris à un secrétaire très joli, dont on m’a remis la clef, et où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m’a dit que je la verrais tous les jours à son lever ; qu’il suffisait que je fusse coiffée pour dîner, parce que nous serions toujours seules, et qu’alors elle me dirait chaque jour l’heure où je devrais l’aller joindre l’après-midi. Le reste du temps est à ma disposition, et j’ai ma harpe, mon dessin, et des livres comme au couvent ; si ce n’est que la mère Perpétue n’est pas là pour me gronder, et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être toujours sans rien faire : mais comme je n’ai pas ma Sophie pour causer ou pour rire, j’aime autant m’occuper.

Il n’est pas encore cinq heures ; je ne dois aller retrouver maman qu’à sept ; voilà bien du temps, si j’avais quelque chose à te dire ! Mais on ne m’a encore parlé de rien ; et sans les apprêts que je vois faire, et la quantité d’ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu’on ne songe pas à me marier, et que c’est un radotage de plus de la bonne Joséphine. Cependant maman m’a dit si souvent qu’une demoiselle devait rester au couvent jusqu’à ce qu’elle se mariât, que puisqu’elle m’en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.

Il vient d’arrêter un carrosse à la porte, et maman me fait dire de passer chez elle, tout de suite. Si c’était le monsieur ! Je ne suis pas habillée, la main me tremble et le cœur me bat. J’ai demandé à la femme de chambre si elle savait qui était chez ma mère : « Vraiment, m’a-t-elle dit, c’est M. C***. » Et elle riait. Oh ! je crois que c’est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu’à un petit moment.

Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile ! Oh ! j’ai été bien honteuse ! Mais tu y aurais été attrapée comme moi. En entrant chez maman, j’ai vu un Monsieur en noir, debout auprès d’elle. Je l’ai salué du mieux que j’ai pu, et suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l’examinais ! « Madame, a-t-il dit à ma mère, en me saluant, voilà une charmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés. » À ce propos si positif, il m’a pris un tremblement tel que je ne pouvais me soutenir : j’ai trouvé un fauteuil, et je m’y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J’y étais à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête ; j’étais, comme dit maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant ; … tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d’un éclat de rire, en me disant : « Eh bien ! qu’avez-vous ? Asseyez-vous, et donnez votre pied à monsieur. » En effet, ma chère amie, le monsieur était un cordonnier : je ne peux te rendre combien j’ai été honteuse ; par bonheur il n’y avait que maman. Je crois que quand je serai mariée, je ne me servirai plus de ce cordonnier-là.

Conviens que nous voilà bien savantes ! Adieu. Il est près de six heures, ma femme de chambre dit qu’il faut que je m’habille. Adieu, ma chère Sophie : je t’aime comme si j’étais encore au couvent.

P.S. Je ne sais par qui envoyer ma lettre : ainsi j’attendrai que Joséphine vienne.

Paris, ce 3 août 17…

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Tome 1, Paris, 1823, pp. 15-18.

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Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre XXI, 1782
Le vicomte de Valmont, qui s’est lancé le défi de séduire la présidente de Tourvel, fait part de l’avancée de son plan à la marquise de Merteuil. Cette lettre, relatant un stratagème employé par Valmont pour s’attirer les bonnes grâces de la présidente, donne un aperçu de la nature calculatrice du personnage.

Enfin, ma belle amie, j’ai fait un pas en avant, mais un grand pas, et qui, s’il ne m’a pas conduit jusqu’au but, m’a fait connaître au moins que je suis dans la route et a dissipé la crainte où j’étais de m’être égaré. J’ai enfin déclaré mon amour, et quoiqu’on ait gardé le silence le plus obstiné, j’ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque et la plus flatteuse : mais n’anticipons pas sur les événements, et reprenons de plus haut.

Vous vous souvenez qu’on faisait épier mes démarches. En bien, j’ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l’édification publique, et voici ce que j’ai fait. J’ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n’était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu’on devait saisir aujourd’hui, dans la matinée, les meubles d’une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m’assurai qu’il n’y eût dans cette maison aucune femme ou fille dont l’âge ou la figure pussent rendre mon action suspecte ; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d’aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma Présidente : sans doute elle eut quelques remords des ordres qu’elle avait donnés, et, n’ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir. Il devait faire une chaleur excessive ; je risquais de me rendre malade ; je ne tuerais rien, et me fatiguerais en vain ; et, pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être mieux qu’elle ne voulait, me faisaient assez connaître qu’elle désirait que je prisse pour bonnes ses mauvaises raisons. Je n’avais garde de m’y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les chasseurs, et à un petit nuage d’humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués et que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d’une femme, aussi me trompais-je. Mon chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait.

Au point du jour je me lève et je pars. À peine à cinquante pas du château, j’aperçois mon espion qui me suit. J’entre en chasse et marche à travers champs vers le village où je voulais me rendre, sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, et qui, n’osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. À force de l’exercer, j’ai eu moi-même une extrême chaleur, et je me suis assis au pied d’un arbre. N’a-t-il pas eu l’insolence de couler derrière un buisson qui n’était pas à vingt pas de moi, et de s’y asseoir aussi. J’ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité ; heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu’il était utile et même nécessaire à mes projets : cette réflexion l’a sauvé.

Cependant j’arrive au village ; je vois de la rumeur ; je m’avance ; j’interroge ; on me raconte le fait. Je fais venir le collecteur, et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n’imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants ! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, et embellissaient cette figure de patriarche, qu’un moment auparavant l’empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse ! J’examinais ce spectacle, lorsqu’un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants, et s’avançant vers moi à pas précipités, leur dit : « Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu » ; et dans le même instant j’ai été entouré de cette famille prosternée à mes genoux. J’avouerai ma faiblesse : mes yeux se sont mouillés de larmes, et j’ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien, et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous dire.

Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu’ils venaient de me faire. J’avais pris dix louis sur moi, je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n’avaient plus ce même degré de pathétique ; le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet ; le reste n’était qu’une simple expression de reconnaissance et d’étonnement pour des dons superflus.

Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au héros d’un drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que dans cette foule était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli : je me dégageai d’eux tous, et regagnai le château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant de soins ; ils seront un jour mes titres auprès d’elle ; et l’ayant, en quelque sorte, ainsi payée d’avance, j’aurai le droit d’en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire.

J’oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j’ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n’ont pas été en partie exaucées… Mais on m’avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette lettre partît, si je ne la fermais qu’en me retirant. Ainsi le reste à l’ordinaire prochain. J’en suis fâché, car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir.

De…, ce 20 août 17…

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Tome 1, Paris, 1823, pp. 93-98.

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La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre LXXXI, 1782
La marquise de Merteuil raconte au vicomte de Valmont les années passées à pefectionner son masque et son jeu afin d’être, en société, totalement impénétrable sur ses sentiments.

Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment ; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui, n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant ; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l’unique dépositaire ; et, vraies superstitieuses, ont pour le prêtre le respect et la foi qui ne sont dus qu’à la divinité.

Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter.

Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l’amour s’empare si facilement et avec tant de puissance ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même lorsqu’elles n’en jouissent pas ; et s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres si douces, mais si dangereuses à écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur.

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler ; forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré : j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.

[…]

J’étudiai nos mœurs dans les romans ; nos opinions dans les philosophes ; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, et de ce qu’il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution ; j’espérai les vaincre, et j’en méditai les moyens.

Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active ; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. En vain m’avait-on dit, et avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien. Je m’exerçai dans les deux genres, et peut-être avec quelque succès ; mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d’employer à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité.

[…]

Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés.

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Tome 2, Paris, 1823, pp. 150-159.

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Madame de Volanges à madame de Rosemonde

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre CLXXV, 1782
La fin du roman voit les deux personnages principaux pris à leur propre piège. Provoqué en duel par le chevalier Danceny, le vicomte de Valmont meurt de ses blessures, après avoir révélé à son adversaire la conduite infamante de la marquise de Merteuil et confié toute sa correspondance. Le comportement de la marquise ainsi exposé, celle-ci se retrouve exclue de la haute société. La dernière lettre du roman, écrite par madame de Volanges, nous raconte la fin tragique de madame de Merteuil : défigurée par la petite vérole, ruinée suite à un procès perdu, elle s’enfuit avec ce qui lui reste d’argent.

Le sort de madame de Merteuil paraît enfin rempli, ma chère et digne amie ; et il est tel que ses plus grands ennemis sont partagés entre l’indignation qu’elle mérite, et la pitié qu’elle inspire. J’avais bien raison de dire que ce serait peut-être un bonheur pour elle de mourir de sa petite vérole. Elle en est revenue, il est vrai, mais affreusement défigurée ; et elle y a particulièrement perdu un œil. Vous jugez bien que je ne l’ai pas revue ; mais on m’a dit qu’elle était vraiment hideuse.

Le marquis de ***, qui ne perd pas l’occasion de dire une méchanceté, disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée, et qu’à présent son âme était sur sa figure. Malheureusement tout le monde trouva que l’expression était juste.

Un autre événement vient d’ajouter encore à ses disgrâces et à ses torts. Son procès a été jugé avant-hier, et elle l’a perdu tout d’une voix. Dépens, dommages et intérêts, restitution des fruits, tout a été adjugé aux mineurs : en sorte que le peu de sa fortune qui n’était pas compromis dans ce procès est absorbé, et au-delà, par les frais.

Aussitôt qu’elle a appris cette nouvelle, quoique malade encore, elle a fait ses arrangements, et est partie seule dans la nuit et en poste. Ses gens disent aujourd’hui qu’aucun d’eux n’a voulu la suivre. On croit qu’elle a pris la route de la Hollande.

Ce départ fait plus crier encore que tout le reste ; en ce qu’elle a emporté ses diamants, objet très considérable, qui devait rentrer dans la succession de son mari, son argenterie, ses bijoux ; enfin, tout ce qu’elle a pu, et qu’elle laisse après elle pour près de cinquante mille livres de dettes. C’est une véritable banqueroute.

La famille doit s’assembler demain pour voir à prendre des arrangements avec les créanciers. Quoique parente bien éloignée, j’ai offert d’y concourir ; mais je ne me trouverai pas à cette assemblée, devant assister à une cérémonie plus triste encore. Ma fille prend demain l’habit de postulante. J’espère que vous n’oublierez pas, ma chère amie, que dans ce grand sacrifice que je fais, je n’ai d’autre motif, pour m’y croire obligée, que le silence que vous avez gardé vis-à-vis de moi.

M. Danceny a quitté Paris, il y a près de quinze jours. On dit qu’il va passer à Malte, et qu’il a le projet de s’y fixer. Il serait peut-être encore temps de le retenir… Mon amie !… ma fille est donc bien coupable !… Vous pardonnerez sans doute à une mère de ne céder que difficilement à cette affreuse certitude.

Quelle fatalité s’est donc répandue autour de moi depuis quelque temps, et m’a frappée dans les objets les plus chers : ma fille et mon amie !

Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ! Et quelles peines ne s’éviterait-on point en y réfléchissant davantage ? Quelle femme ne fuirait pas au premier propos d’un séducteur ? Quelle mère pourrait, sans trembler, voir une autre personne qu’elle parler à sa fille ? Mais ces réflexions tardives n’arrivent jamais qu’après l’événement, et l’une des plus importantes vérités, comme aussi peut-être des plus généralement reconnues, reste étouffée et sans usage dans le tourbillon de nos mœurs inconséquentes.

Adieu, ma chère et digne amie ; j’éprouve en ce moment que notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l’est encore davantage pour nous en consoler.

Paris, ce 14 janvier 17…

Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Tome 4, Paris, 1823, pp. 203-206.

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