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Gustave Doré sculpteur

La Gloire étouffant le Génie
La Gloire étouffant le Génie

© Cliché ville de Maubeuge

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Artiste éclectique, Gustave Doré se livra à la sculpture à la fin de sa carrière. S'inscrivant dans le style académique alors en vogue, il se révèle un sculpteur doué. Ses réalisations font écho à ses œuvres picturales, entre compositions foisonnantes, allégories fouillées et tentation romantique.

Une vocation tardive

Doré vint tard à la sculpture, en 1877. Suivant le même parcours que quelques exemples remarquables depuis les romantiques, ce peintre devenu sculpteur autodidacte acquit sans peine une virtuosité qui égale celle déployée en peinture. Cette passion des dix dernières années de sa vie, à l’instar de celle d’un Jean Léon Gérôme, fut nourrie des réflexions menées par un fin observateur de la vie artistique parisienne depuis son adolescence. Comme chez Gérôme encore, l’intérêt de Doré pour les trois dimensions n’était pas neuf, remontant au moins à l’exil londonien en 1871. Son aisance frappait ses contemporains .

Rien n’est curieux comme de le voir travailler dans son immense atelier de la rue Bayard. Comme en se jouant, sans effort, il passe de l’ébauchoir au pinceau, prend ses crayons, les quitte, saisit un violon, instrument qu’il adore et dont il se sert à merveille. Tout cela simplement, tranquillement, au milieu des saillies d’une conversation qu’il sait tour à tour rendre spirituelle, éloquente, paradoxale ou doucement poétique. 

Doré fut l’artiste protéiforme de sa génération qui poussa peut-être le plus loin un goût certain pour l’expérimentation. À sa mort, Le Monde illustré rendit hommage à ses talents de sculpteur : « Tout a été dit sur le génie dont Gustave Doré a fait preuve dans toutes les manifestations de son talent mais il nous semble qu’on a trop peu insisté sur son talent de sculpture qui s’est révélé dans ces dernières années d’une façon si ingénieuse et si brillante. »

Ingénieuse et brillante, l’analyse était juste, mais Doré, malgré sa stature artistique, n’innova pas. Il s’inscrivit plutôt dans une tradition formelle classique et le naturalisme nourri d’académisme qui dominait l’esthétique de la sculpture des années 1870, dont il sut toutefois proposer une variation convaincante, dans laquelle la virtuosité le dispute souvent à l’étrangeté de l’inspiration. Les statues de Doré fourmillent, comme ses peintures, d’idées originales. Sculpteur doué, trop doué peut-être, qui, s’il se lança dans la discipline sans les préjugés qu’un enseignement académique de la sculpture aurait pu lui apporter, ne s’en émancipa pour autant pas, paradoxe que l’on peut retrouver chez Bartholdi . Ce que Doré prit à la sculpture de son temps, qu’il a particulièrement bien connue et observée, fut contrebalancé par une audace de composition qui se plaisait, non sans une naïveté de néophyte, aux contrastes et aux déséquilibres formels. Sa prolixité aguerrie d’illustrateur et de peintre fit la différence avec ses nouveaux confrères, dont certains, principalement Albert Ernest Carrier-Belleuse, influencèrent clairement l’esthétique générale de son œuvre en trois dimensions.

Joyeuseté
Joyeuseté |

© Musée d’Orsay. Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Une œuvre « décorative »?

La production de Doré se partage entre des statues allégoriques parfois surprenantes, de grandes dimensions, et des œuvres en bronze de dimensions réduites, destinées à une édition de qualité à peu d’exemplaires. Son parcours ne comprend pas toutes les étapes obligées d’une carrière de sculpteur de l’époque : peu de bustes – la nécessité alimentaire n’était pas pressante – et un seul monument public, Alexandre Dumas père, inauguré après sa mort, où il se montre d’un réalisme convaincant avec le groupe des Lecteurs et la figure de d’Artagnan. Il exposa au Salon, à l’Exposition universelle de 1878 et au Cercle de l’union artistique, place Vendôme, qui donnait à son œuvre une visibilité alternative auprès des amateurs. Sans compter les réductions, en différents matériaux et tailles, qui étaient diffusées à Londres par l’intermédiaire de la Doré Gallery, qui joua aussi un rôle important pour la diffusion de son œuvre sculpté. En décembre 1878, il écrivait aux propriétaires : « Je suis convaincu que l’apparition toute nouvelle de mes sculptures à Londres contribuerait beaucoup à l’attraction de notre galerie. »

L’année suivante, Doré envoya L'Effroi, La Gloire et Ganymède. Selon le précieux catalogue raisonné établi par Samuel F. Clapp et Nadine Lehni en 1991, il a réalisé trente-huit modèles de sculptures, déclinées en divers matériaux, principalement la terre cuite et le bronze, souvent fondu par Thiébaut. Doré alterna des groupes allégoriques ambitieux autant par leur thème imprégné d’universalisme que par leurs dimensions, qui, les années avançant, défièrent de plus en plus les lois de la pesanteur. Sans doute avait-il pensé que la sculpture, par l’immédiateté de sa présence physique, lui permettrait une plus forte puissance d’expression. Une lettre de Paul Dalloz à Victor Champier, publiée peu après la mort de Doré, témoigne de l’ambition esthétique de ce dernier, de son inspiration profondément romantique, au travers du récit d’une joute oratoire avec Théophile Gautier :

Gustave Doré prétendait que la forme qui n’était pas l’expression d’une idée, d’un fait, d’une impression douce ou terrible, d’une émotion ressentie et traduite par l’artiste n’était rien. Th. Gautier, lui, soutenait que la forme, dans sa beauté purement linéaire ou colorée, abstraction faite de tout récit, était tout […]. « Tu m’appelles mystique… tant mieux ! Toi, tu n’es qu’un photographe.  – Pas d’injures, s’écria Doré. Est-ce qu’on photographie ce qu’on a dans le cerveau, la vision qui vous hante, l’émotion qu’on ressent ? […] tu n’es qu’un décoratif

L’Effroi (L’Amour maternel)
L’Effroi (L’Amour maternel) |

© Musée d’Orsay / Patrice Schmidt

C’est pourtant bien l’un des reproches qui furent faits à la sculpture de Doré, le décoratif, telle La Danse pour l’opéra de Monte-Carlo, réalisée à la demande de Charles Garnier en 1879, en pendant au Chant de son amie Sarah Bernhardt qui pratiquait la sculpture : « Notre artiste qui fait de grands décors d’opéra quand il paysagise sur la page d’un in-folio […] est descendu aux proportions d’une vignette dans cette œuvre sculpturale. Est-ce à dire pour cela qu’il n’ait point en lui les éléments véritables d’un statuaire ? Non point, mais ce goût prononcé pour le joli, le précieux, le ciselé, le fini, lui interdit toute conception sculpturale dépassant les dimensions d’une statuette. M. G. Doré serait un excellent figuriste très utile aux fabricants de bronze. » La pique n’était pas sans fondement : Doré produisit parallèlement des œuvres décoratives, plus accessibles, d’inspiration disparate, mais certaines se révèlent singulièrement plus originales dans leur conception. D’autres frisent avec la tentation à peine dissimulée du record à tout prix, non sans une certaine canaillerie, dont le paroxysme de fantaisie échevelée demeure Le Poème de la vigne, sans équivalents dans l’art décoratif de la seconde moitié du 19e siècle.

Les ambiguïtés de l'allégorie

Doré déclina comme un leitmotiv, dans sa sculpture symbolique monumentale, le motif du corps juvénile contrastant avec la vieillesse ou enveloppé dans une étreinte mortelle. Il connaissait sans doute l’œuvre d’un macabre impressionnant exposée par Émile Hébert aux Salon de 1859 et 1863, Et toujours ! Et jamais !, quintessence de la sculpture postromantique, mais n’alla jamais jusqu’à cette illustration brutale du thème de la jeune fille et la Mort. Les grands groupes allégoriques de Doré se focalisent sur le corps masculin, nu, captif ou victime d’une figure féminine maléfique vêtue : l’Amour, adolescent gracieux niché dans les lourdes draperies de la Parque, le génie éphèbe poignardé de La Gloire étouffant le Génie, ou encore, plus attendu, avec un certain accent néobaroque, Ganymède, tel un saint Sébastien, enlevé par l’aigle de Zeus (1878, plâtre, non localisé).

 La Gloire étouffant le Génie, présentée au Salon de 1878, est un autre manifeste, un peu plus « opaque » selon la critique du temps, que le premier envoi, l’année précédente. Désormais aptère, le plâtre original, malgré sa forte présence, ne donne plus toute la mesure visuelle qui prenait corps dans une envolée d’ailes, comme en témoigne la vue du Salon de 1878 où il était placé au centre du palais de l’Industrie. Vue de face, la composition pyramidante demeure classique. Le thème n’était pas totalement neuf et se révélait imprégné d’une sensibilité postromantique vivace : Doré avait peut-être vu, comme Peter Fusco l’a suggéré, Le Génie dans les griffes de la Misère d’Auguste Bartholdi, présenté au Salon. La Gloire s’inscrit dans la tradition des grandes « machines » allégoriques, dont certaines marquèrent les Salon au cours des années 1880. Elle relève d’une iconographie complexe – est-ce la fatalité de la sculpture de peintre de cette période ? – et doit beaucoup, dans son économie générale, par le contraste entre nu masculin et grande figure féminine ailée, au souffle épique du Gloria Victis d’Antonin Mercié, l’une des œuvres allégoriques les plus célèbres des débuts de la IIIe République. Mais, aux antipodes de la figure salvatrice de Mercié, et sans la charge émotive et politique qui entoura la genèse de cette dernière, la femme aux traits mâles qui prend le visage de la Gloire poignarde implacablement sans le regarder le jeune poète ou musicien dont la lyre est tombée à ses pieds, en couvrant son corps alangui de branches de laurier : cette composition symboliste, violente, reflète un aspect récurrent de l’inspiration agitée de Doré, dont Haskell a parfaitement analysé qu’il était parvenu « à revêtir les figures traditionnelles du romantisme du pouvoir obsessionnel né de ses propres terreurs intimes ».

La Défense nationale
La Défense nationale |

© Jorge Madrigal/Madrigal Studio

La Gloire exprime les tourments créateurs de son auteur, dont la peinture peinait à être acceptée en France. Il avait sans doute voulu livrer dans ce groupe une allégorie définitive des dangereux chemins du succès et de la désillusion artistiques. La critique fut partagée : Saint-Victor s’enthousiasma, lui prédisant de « prendre rang dans les rangs de l’élite de la jeune école », mais Ménard considéra que le groupe était « encore un hiéroglyphe assez difficile à déchiffrer ». Doré, prisonnier de formes lisibles et discursives, ne sut atteindre pour cette œuvre profondément méditée l’économie de moyens qui en aurait renforcé la conception. Rodin, dans ce même registre, en avait livré le premier manifeste avec L’Âge d’airain l’année précédente et était parvenu, un an plus tard, lors du concours pour le Monument à la défense de Paris, à évacuer les accessoires symboliques et structurer la composition en contrastant le rythme brisé du corps mourant et le dynamisme véhément de l’allégorie. Doré participa également à ce concours, sur le mode sage d’un naturalisme émotionnellement accessible : le garde national présentait les traits du peintre Henri Regnault, et la figure impérieuse de la Ville de Paris semblait relever, en trois dimensions, les tragiques figures défaites en grisaille de L'Aigle noir de la Prusse.

Le Rhin allemand
Le Rhin allemand |

© Photo musées de Strasbourg

Combat entre les armées de Charles et d’Agramant aux portes de Paris
Combat entre les armées de Charles et d’Agramant aux portes de Paris |

© Bibliothèque nationale de France

Doré était trop habile, trop au fait de qui comptait ou tout au moins aurait dû compter : Regnault, qui comme Doré, aima et peignit l’Espagne, fut l’un des espoirs de la peinture française, fauché par la guerre, honoré à l’École des beaux-arts par l’un des plus beaux monuments des années 1870, imaginé dans une liberté savante et synthétique par Henri Chapu : La Jeunesse , de dos, sans accessoires iconographiques autres que la palme qu’elle donne au buste, fit l’admiration de plusieurs générations, dont elle devint l’emblème. La Défense nationale de Doré connut un vif succès mais ce fut Barrias qui remporta le concours. Alors que l’Exposition universelle de 1878 se voulait une vitrine éclatante du redressement de la France après la défaite de 1870, Doré livre avec La Gloire une vision – il est vrai exposée au Salon – particulièrement sombre de la création artistique, tandis que son Poème de la vigne présenté dans l’un des pavillons de l’Exposition explore la voie d’une joyeuse exubérance. Mais peut-être ce colossal tourbillonnement frénétique de putti devrait-il se lire comme une course à l’abîme, les deux œuvres se renvoyant en miroir l’angoisse de la mort qui hanta l’artiste son existence durant. La Gloire étouffant le Génie témoigne des ambiguïtés multiples, inconscientes ou masquées, autorisées par l’allégorie. Le groupe a manifestement marqué les esprits et ne fut pas sans postérité, comme en témoigne par exemple, quinze ans plus tard, l’étrange Baiser suprême d’Ernest Christophe. Mais ce dernier aventure l’allégorie symboliste sur le terrain de l’ambiguïté sexuelle : la sphinge qui plante ses griffes dans la poitrine d’un éphèbe qu’elle embrasse sur la bouche a un visage d’homme.

L’Énigme
L’Énigme |

© Musée d’Orsay. Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

L’Aigle noir de Prusse
L’Aigle noir de Prusse |

© Dahesh Museum of Art, New York, USA / The Bridgeman Art Library

Instabilités, pathos et joyeusetés

Doré manifesta très vite un goût affirmé pour une sculpture défiant les lois de la pesanteur. Ganymède, on l’a vu, se prêtait par son sujet à cet exercice de virtuosité que beaucoup de contemporains considéraient comme un peu vain ou réservé à l’« école italienne », comme l’on disait alors, ce qui n’était pas un compliment sous une plume française à la fin des années 1870 : des sculptures comme L’Équilibriste d’Ettore Ximenes (1878) illustraient sur un mode brillamment vériste leur propre aporie. L’Effroi joue sur cette instabilité apparente d’une figure dressée sur la pointe des pieds et dont le serpent fatal semble être le plus ferme lien avec sa base. Ce symbole éloquent et compassionnel de l’amour maternel, teinté d’orientalisme par les traits africains de la jeune mère, doit beaucoup à une sculpture religieuse de Carrier-Belleuse, plus statique, qui inspira également Doré pour la Madone. Dans L’Effroi, le geste déclamatoire de monstration de l’enfant est en effet un emprunt direct au Messie de Carrier-Belleuse, réalisé dix ans plus tôt : Doré s’empare du motif, à l’efficace immédiateté, de l’enfant brandi à bout de bras, qui semble bouder, ignorant le drame sacrificiel qui se joue au registre inférieur. Le sculpteur accentue la sinuosité élégante de la statue, mise en tension par le pathos de la narration, livrant ainsi une arabesque dont la lecture n’a plus rien de hiéroglyphique. Ce motif eut une postérité dans une étrange allégorie politique présentée par le sculpteur Auguste Paris au Salon de 1894, La République française présente au monde le Nouveau Siècle (plâtre non localisé). Le Messie de Carrier-Belleuse inspira également en 1880 la Madone de Doré, diffusée par l’édition en bronze, dont un marbre orne la tombe de son amie Alice Ozy. Si la Vierge Marie imaginée par Doré est debout, non sans évoquer la Vierge au lys de Delaplanche (1878, marbre, Paris, musée d’Orsay), le geste de l’enfant Jésus aux bras en croix, prophétisant la Passion du Christ, est emprunté à Carrier-Belleuse. Doré ne semble jamais avoir reconnu cette dette, comme en atteste une lettre, un peu exaltée – toujours cette forme de naïveté devant la « trouvaille » d’un effet « inédit » –, aux propriétaires de la Doré Gallery : « Je me suis dévoué presque toute cette saison à la sculpture […]. C’est un sujet religieux, et assurément le plus connu de tous (la Madone) mais auquel je pense avoir donné un tour nouveau et absolument personnel. La Vierge en jouant avec son enfant amène en gênant le mouvement de ses bras à un geste semblable exactement à celui du dernier soupir sur la Croix. Le sens mystique que porte ce groupe en corrélation de la fin avec le commencement de la carrière divine a généralement très ému et enchanté les visiteurs de mon atelier.» Les deux artistes avaient par ailleurs de nombreux points communs, personnels et professionnels : ils n’avaient tous deux pas bénéficié de l’enseignement de l’École des beaux-arts ; ils cultivaient le même goût pour un historicisme enrichi par sa diversité éclectique, le même intérêt pour la terre cuite ; leur intense productivité était rendue possible par une grande facilité créatrice admirée ou raillée par leurs contemporains – Daumier caricatura ainsi Carrier-Belleuse modelant deux bustes à la fois.

Moins sombres, d’autres allégories telles La Nuit, également réalisée en 1878 et exposée au Cercle de l’union artistique – l’ampleur de la tâche et la taille importante de ces groupes présentés la même année témoignent de l’incroyable capacité de travail de Doré –, mêlent diverses inspirations. La Nuit, aujourd’hui non localisée, est un lampadaire colossal et déclamatoire. Les drapés d’un virtuose bouillonnement, les putti cabriolant sur un nuage stylisé sur lequel la figure marche, le croissant de lune en font un écho laïque aux représentations baroques de l’Immaculée Conception. La couronne étoilée renvoie également à la peinture mariale, mais elle sert ici de bec de gaz de luxe et cette étrange allégorie née au siècle de l’industrie n’est pas sans rappeler le célèbre décor de Schinkel pour la scène de la reine de la Nuit de La Flûte enchantée. Doré avait rêvé d’une version colossale de La Nuit, qui aurait illuminé Paris depuis la colline du Trocadéro : avec le palais juste achevé de Davioud, la scénographie de l’espace public de la capitale de la nouvelle république n’aurait pas manqué de visibilité. Ce phare utopiste méconnu témoigne, si besoin était, que Doré fut remarquablement en prise avec son temps, si l’on songe aux divers projets de phares colossaux pour l’Exposition universelle de 1889, tel celui imaginé par Jules Bourdais en 1881. La Nuit nous semble constituer avec le sautillant Joyeuseté, on le verra plus loin, l’une des créations les plus originales de Doré sculpteur.

Le Poème de la Vigne
Le Poème de la Vigne |

© Photo Benjamin Blackwell

Un comble d’instabilité sculpturale est atteint en 1879 avec une œuvre de dimensions plus modestes, Persée et Andromède, ou plutôt Roger et Angélique, inspirée d’un épisode du Roland furieux de l’Arioste que Doré illustra la même année. Le groupe présente, en apparence, un tour de force technique que l’habilité d’un fondeur résolvait aisément : il reste toujours quelque chose du néophyte en sculpture chez Doré, dans ce goût de la provocation visuelle matérialisée par le déséquilibre « magique » de la composition ou la forme colossale convoquée pour des œuvres constituées de myriades de détails additionnés. Mais ici la virtuosité onirique de la composition donne à la statuette une allure de théâtralité saisissante, presque une évocation « cinématographique », présurréaliste, témoignant d’un réel génie de la mise en scène, quel que soit le médium utilisé : que l’œuvre ait appartenu à Jean Cocteau n’est en rien surprenant. Ce goût pour le Moyen Âge n’est pas sans affinités, en creux, avec la sculpture d’Emmanuel Frémiet, qui conçut dans un savant déséquilibre son colossal Saint Michel terrassant le dragon (1875) couronnant le Mont-Saint-Michel, chef-d’œuvre de la chaudronnerie du XIXe siècle. Frémiet se plaisait à la minutieuse reconstitution des armures médiévales, comme en témoignent Jeanne d’Arc en prièreCredo ou Saint Georges terrassant le dragon, statuettes largement diffusées par l’édition. Doré partageait ce goût qu’il dévoya complètement avec Joyeuseté, statuette exposée au Cercle de l’union artistique en 1882. D’une inspiration toute rabelaisienne, ce groupe dont il ne semble exister que quatre exemplaires est l’une des sculptures les plus « extraverties » de Doré. Le guilleret chevalier apparaît une première fois en gravure au frontispice du premier volume de Don Quichotte en 1863, sautant par-dessus un livre colossal. Le motif du groupe, avec une légère variante dans le positionnement du chevalier, apparaît dans une aquarelle de 1880, Les Joyeux Ivrognes (collection particulière). En 1881, La Pyramide humaine pousse à l’extrême cette logique de la captation du mouvement et l’équilibre précaire : renouant sur un mode plus léger avec le monde des saltimbanques, Doré accumule en hauteur les figures d’acrobates.

L’hypertrophie accumulatoire culmine avec Le Poème de la vigne dans lequel triomphe l’inspiration de la sculpture et des arts décoratifs du 18e siècle français, qui fit sensation à l’Exposition universelle de 1878, plus que les grands groupes allégoriques : « J’aime encore mieux sa grande bouteille verte [Le Poème de la vigne], quoiqu’elle soit de bien mauvais goût. Rien de moins décoratif que ces petits amours qui se bousculent dans tous les sens ; de loin on croit voir un grouillement d’asticots.

Quand on s’approche on s’aperçoit que ces petites figures sont très gentilles, mais comme elles gagneraient à se développer en bas relief. Malheureusement le bas-relief n’est plus à la mode. » Doré s’y frotta, s’inspirant des figures élégiaques de Clodion pour les bas-reliefs consacrés à la mort d’Orphée (1879, plâtre, deuxième version, Boston, Museum of Fine Arts), pour les figures isolées qui en procèdent, tel Nymphe dénichant des faunes (1879, plâtre, Paris, musée d’Orsay), ou encore pour la riche pendule conçue pour Alice Ozy dans l’esprit du projet de monument à l’invention du ballon aérostatique par le même Clodion (vers 1784, terre cuite, New York, The Metropolitan Museum of Art). Tant de disparité d’inspiration dérouta nombre de ses contemporains et Doré mourut sans avoir eu la véritable reconnaissance qu’il avait désirée et qu’aurait pu lui apporter le monument à Alexandre Dumas père, inauguré après sa mort. C’est aussi dans une autre sculpture, moins sérieuse que les grandes allégories dans lesquelles il avait placé tant d’espoir, qu’il faut trouver la richesse de l’imagination fertile et souvent extravagante de ce « talent universel » : Joyeuseté. Doré y réussit la synthèse de son goût pour la narration illustrative et l’exploration historiciste, et d’un spirituel sens de l’humour : l’accomplissement d’une sculpture très personnelle, irrévérencieuse, un parfait objet de curiosité. Vue de profil, la statuette prend un tour presque inquiétant, le portrait en rébus d’une créature venue d’ailleurs.

La destruction de Biserte
La destruction de Biserte |

© Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article provient du site Gustave Doré, l’imagination au pouvoir (2014), réalisé en partenariat avec le musée d’Orsay.

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