Alfred de Vigny : des rangs de l'armée au cœur du romantisme

Bibliothèque nationale de France
Alfred de Vigny
Alfred de Vigny a été l’une des gloires du romantisme. Entré à l’Académie française en 1845, il vit alors relativement en marge de la vie littéraire, soutenant le régime impérial. Reste qu’avec Stello (1832) et Chatterton (1835) il a offert à la jeune génération des figures d’écrivains malheureux emblématisant leur situation désespérée en un monde voué à la marchandise et à une littérature industrielle formatée pour la librairie et des journaux. Ami de Baudelaire, il semble n’avoir jamais eu de contact cependant avec Nadar qui le met au numéro quinze de son Panthéon dans une posture similaire et très significative : la même que Lamartine.
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Aristocrate, soldat, poète et académicien

Servitude et grandeur militaires
La vie militaire menée par Alfred de Vigny a inspiré les trois nouvelles qui composent Servitude et grandeur militaires. Il y proteste contre la dure condition du soldat, dont la conscience et l’honneur ne se trouvent pas toujours en accord avec les exigences de la discipline.
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Alfred de Vigny est issu d’une petite aristocratie ruinée par la Révolution. Dès l’âge de 16 ans, sous la première Restauration, il entre dans le corps des Gendarmes Rouges de la maison du Roi, avant de passer sous-lieutenant de la Garde Royale. Il mène une vie de garnison monotone avant des congés prolongés plusieurs fois jusqu’à une réforme définitive.
Décevante, cette carrière militaire lui laisse toutefois le loisir de composer, avec succès, une première série de Poèmes dès 1822, de même qu’un roman retraçant l’histoire du favori de Louis XIII exécuté par Richelieu, Cinq-Mars. Elle inspirera en outre les récits de Servitude et grandeur militaires.
En 1825, Vigny épouse Lydia Bunbury, une Anglaise dont il connaît assez la langue pour bientôt traduire plusieurs pièces de Shakespeare. D’une santé fragile, elle ne lui donne pas d’enfant. Vigny sera toujours son garde-malade dévoué, sans s’interdire des liaisons parallèles. Capitale, sa relation passionnée avec l’actrice Marie Dorval le conduira à composer trois pièces dont elle tiendra le premier rôle. La rupture survient en 1838, un an après la mort de la mère de Vigny, première lectrice – et correctrice – de ses œuvres. Suite à cette période difficile, Vigny effectue un séjour en son domaine angoumois du Maine-Giraud où il compose les premiers poèmes des Destinées, publiés en revue jusqu’en 1854 mais, en volume, seulement de façon posthume. Ce sera la dernière œuvre de Vigny, qui ne reste ensuite ni inactif ni isolé (malgré son désengagement politique) mais qui se consacre à l’écriture, jamais interrompue, de sa correspondance et de ses carnets, ainsi qu’aux travaux de l’Académie où il est enfin élu en 1845.
Un créateur de formes signifiantes
Dans un de ses carnets, en 1860, Vigny consigne sa « manière de composer » : « L’idée une fois reçue m’émeut jusqu’au cœur, et je la prends en adoration. […] Puis je travaille pour elle, je lui choisis une époque pour sa demeure, pour son vêtement une nation. Là je fouille les temps et les débris de la société de ces âges qui conviennent le mieux à sa manifestation. Ces précieux restes une fois assemblés, je trouve le point par lequel l’idée s’unit à eux dans la vérité de l’art et par lequel la réalité des mœurs s’élève jusqu’à l’idéal de la pensée-mère ; sur ce point flotte une fable, qu’il faut inventer assez passionnée, assez émouvante pour servir de démonstration à l’idée et la démonstration incontestable s’il se peut. » La primauté de l’idée justifie une perpétuelle créativité pour accorder la forme au fond, seul principe que Vigny juge intangible, et au nom duquel il refuse les normes classiques aussi bien que les purs effets de mode.

Manuscrit autographe de Chatterton
Alfred de Vigny souhaite offrir un premier rôle à sa maîtresse, l’actrice Marie Dorval. En 1834, il compose dans l’urgence un drame inspiré de son roman Stello (1832). On peut lire sur ce feuillet manuscrit « dernière nuit de travail du 29 au 30 juin 1834 ». La pièce, qui raconte le suicide du poète anglais Chatterton, dénonce la mise au ban dans une société bourgeoise de l’artiste non producteur de valeur marchande.
« Je viens d’achever cet ouvrage austère dans le silence d’un travail de dix-sept nuits. Les bruits de chaque jour l’interrompaient à peine, et, sans s’arrêter, les paroles ont coulé dans le moule qu’avait creusé ma pensée.
À présent que l’ouvrage est accompli, frémissant encore des souffrances qu’il m’a causées, et dans un recueillement aussi saint que la prière, je le considère avec tristesse, et je me demande s’il sera inutile, ou s’il sera écouté des hommes. – Mon âme s’effraie pour eux en considérant combien il faut de temps à la plus simple idée d’un seul pour pénétrer dans les cœurs de tous.
Déjà, depuis deux années, j’ai dit par la bouche de Stello ce que je vais répéter bientôt par celle de Chatterton, et quel bien ai-je fait ? Beaucoup ont lu ce livre et l’ont aimé comme livre, mais peu de cœurs, hélas ! en ont été changés. »
Alfred de Vigny, Chatterton, préface, 1835.
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Vigny revendique cette liberté dans la préface du More de Venise, dont la création d’après Shakespeare, en 1829, constitue un acte quasi militant, mais aussi un jalon dans l’histoire du théâtre. Vigny participe aussi à l’avènement d’un drame historique foisonnant et trépidant avec une création personnelle comme La Maréchale d’Ancre, en 1831, plaçant le spectacle au service d’une réflexion philosophique sur le cours de l’histoire. De façon très différente, avec Quitte pour la peur, en 1833, il remet à l’honneur, comme Musset, la forme mondaine et désuète du proverbe pour interroger le devoir de fidélité dans un mariage de pure convention. Enfin, avec Chatterton, en 1835, il fait évoluer le drame romantique vers une sobriété grave, tout en livrant un portrait saisissant du poète maudit.

Cinq-Mars et Marie à la chasse royale
Dans sa préface, intitulée « Réflexions sur la vérité dans l’art », Vigny pose les fondements du roman historique comme genre littéraire.
« Cette VERITE toute belle, tout intellectuelle, que je sens, que je vois et voudrais définir, dont j’ose ici distinguer le nom de celui du VRAI, pour me mieux faire entendre, est comme l’âme de tous les arts. C’est un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs du VRAI visible ; mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux que lui ; c’est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux ; enfin c’est une somme complète de toutes ses valeurs. À cette seule VERITE doivent prétendre les œuvres de l’Art qui sont une représentation morale de la vie, les œuvres dramatiques. Pour l’atteindre, il faut sans doute commencer par connaître tout le VRAI de chaque siècle, être imbu profondément de son ensemble et de ses détails ; ce n’est là qu’un pauvre mérite d’attention, de patience et de mémoire ; mais ensuite il faut choisir et grouper autour d’un centre inventé : c’est là l’œuvre de l’imagination et de ce grand BON SENS qui est le génie lui-même. »
Alfred de Vigny, Cinq-Mars, préface, 1826.
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Dans le domaine romanesque, Vigny contribue à créer le genre du roman historique qu’il délaisse ensuite. Il innove en écrivant Cinq-Mars en 1826 à la suite des romans de Walter Scott, sans hésiter à choisir pour protagonistes des personnages historiques de premier plan, ce que Balzac, Mérimée ni Hugo ne feront pas mais qui ne saurait gêner un romancier prêt à opposer la vérité de la fiction au témoignage des documents. Vigny ne réitèrera toutefois pas cette entreprise délicate mais imaginera, dans les Consultations du Docteur noir puis dans Servitude et grandeur militaires (1835), de regrouper trois récits censés illustrer une même thèse, mais qui tendent aussi à la complexifier par leur variété, de même que le dialogue ou l’essai qui l’enveloppent.
Précocité et variété caractérisent également la production poétique de Vigny.

Poèmes
Publié sans nom d’auteur, le premier ouvrage d’Alfred de Vigny est publié en mars 1822. Seul le « Bal » avait été publié auparavant dans le Conservateur littéraire de décembre 1820. Il s’agit ici de la seconde édition, revue, corrigée et augmentée.
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Un oubli précoce
Précoce, Vigny l’est aussi par son silence éditorial, qui le plonge dans un relatif oubli de son vivant, malgré des succès importants et une place respectée à l’aurore (peut-être plus qu’au cœur) du romantisme. À sa mort, alors que ses Poèmes antiques et modernes, comme ses créations théâtrales, sont déjà assez lointains et Les Destinées encore inédites en volume, on évoque surtout le romancier, aujourd’hui largement éclipsé par l’étiquette quelque peu sclérosante de poète philosophe, admiré de Proust, Breton, Char, Bonnefoy… mais dont les choix, malgré leur dimension novatrice, n’ont pas été ceux de la modernité, qui a délaissé les longs poèmes narratifs versifiés, aux symboles didactiques. Pionnier du romantisme, Vigny ne cesse pas pour autant de rappeler l’époque classique, dans laquelle il situe maintes de ses intrigues, tandis que les fragments de ses carnets, témoignages d’une pensée en liberté, le tournent davantage vers l’avenir.

Éloa, ou la Sœur des anges, mystère
« Chant premier
Naissance
Il naquit sur la terre un Ange, clans le temps
Où le Médiateur sauvait ses habitants.
Avec sa suite obscure et comme lui bannie,
Jésus avait quitté les murs de Béthanie ;
À travers la campagne il fuyait d’un pas lent,
Quelquefois s’arrêtait, priant et consolant,
Assis au bord d’un champ le prenait pour symbole,
Ou du Samaritain disait la parabole,
La brebis égarée, ou le mauvais pasteur,
Ou le sépulcre blanc pareil à l’imposteur ;
Et de là poursuivant sa paisible conquête,
De la Chananéenne écoutait la requête,
À la fille sans guide enseignait ses chemins,
Puis aux petits enfants il imposait les mains.
L’aveugle-né voyait sans pouvoir le comprendre
Le lépreux et le sourd se toucher et s’entendre,
Et tous lui consacrant des larmes pour adieu,
Ils quittaient le désert où l’on exilait Dieu.
Fils de l’homme et sujet aux maux de la naissance,
Il les commençait tous par le plus grand, l’absence,
Abandonnant sa ville et subissant l’Édit,
Pour accomplir, en tout, ce qu’on avait prédit. »
Alfred de Vigny, Éloa, 1824.
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Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017).
Lien permanent
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