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Les Châtiments

Châtiments
Châtiments

Bibliothèque nationale de France

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Écrits en exil, publiés avec bien des difficultés, Les Châtiments constituent une violente charge contre le pouvoir de Napoléon III. Empruntant à Juvénal son talent pour la satire, et à Tacite son lien à l'histoire, ils font entrer au panthéon de la littérature française de nombreux poèmes iconiques.

Une charge violente (1853)

Châtiments
Châtiments |

Bibliothèque nationale de France

En 1851, Victor Hugo arrive en exil révulsé par ce qu'il a vu : le renversement, en quatre ans, de la Deuxième République par "Napoléon le Petit", et la transformation d'une utopie sociale en monarchie réactionnaire, qui emprisonne et déporte les opposants par milliers.Il commence avec une énergie décuplée par la colère une lutte qui va durer vingt ans contre le nouveau dictateur. Son témoignage prend tout d’abord la forme d’une déposition en prose devant l’histoire. Mais il y a tellement de choses à dire qu’il finit par laisser de côté cet énorme chantier ; il le bouclera un quart de siècle plus tard (Histoire d’un crime). Il se consacre alors à un pamphlet plus vif et plus incisif : Napoléon le Petit. Il l’expédie en un mois et doit aussitôt quitter la Belgique, dont l’accueil pourtant mitigé restait subordonné à son silence.

Arrivé à Jersey, petite île anglo-normande dont le climat et la beauté l’apaisent, il ne renonce pas pour autant à la lutte. Napoléon le Petit, publié à Bruxelles, remporte un assez joli succès à son insu (il ne touche à peu près aucun droit sur cette œuvre militante, naturellement interdite en France), mais Louis Napoléon Bonaparte est à la veille de se proclamer empereur. Le 18 novembre 1852, Victor Hugo écrit à Hetzel, qui lui sert d’agent littéraire avant l’heure : « Je fais en ce moment un volume de vers qui sera le pendant naturel et nécessaire de Napoléon le Petit. Ce volume sera intitulé : Les Vengeresses. Il contiendra de tout, des choses qu’on pourra dire, et des choses qu’on pourra chanter. C’est un nouveau caustique que je crois nécessaire d’appliquer sur Louis Bonaparte. Il est cuit d’un côté, le moment me paraît venu de retourner l’empereur sur le gril. »

L’image est violente, mais pas davantage que le contenu. À Hetzel qui s’en inquiétait, Victor Hugo répond (le 6 février 1853) par des références bibliques qui se retrouveront, comme les deux grands modèles Tacite et Juvénal, dans le recueil : « Jérémie, David et Isaïe sont violents. Ce qui n’empêche pas tous ces punisseurs d’être forts. Être violent, qu’importe ? être vrai, tout est là. Laissons donc là les vieilles maximes, et prenons-en notre parti. Oui, le droit, le bon sens, l’honneur et la vérité ont raison d’être indignés, et ce qu’on appelle leur violence n’est que leur justice. Jésus était violent ; il prenait une verge et chassait les vendeurs, et il frappait de toutes ses forces, dit saint Chrysostome. 
Vous qui êtes l’esprit et le courage même, abandonnez aux faibles ces sentiments contre les forts. Quant à moi, je n’en tiens nul compte et je vais mon chemin, et comme Jésus, je frappe de toutes mes forces. Nap.-le-Petit est violent. Ce livre-ci sera violent. Ma poésie est honnête, mais pas modérée.
J’ajoute que ce n’est pas avec de petits coups qu’on agit sur les masses. J’effaroucherai le bourgeois peut-être, qu’est-ce que cela me fait si je réveille le peuple ? »

Léopold Ier, roi des Belges
Léopold Ier, roi des Belges |

Bibliothèque nationale de France

Il effaroucha aussi les éditeurs, qui se dérobaient tous les uns après les autres. Il est vrai que pour éviter de nouveaux Napoléon le Petit, la Belgique avait fait passer en décembre 1852 une loi dite Faider, poursuivant « quiconque se serait rendu coupable d’offenses envers la personne des souverains étrangers ». Le poème « À propos de la loi Faider » fera conséquemment du lion belge soi-disant autonome un petit caniche à la solde du nouvel empire. Les deux éditions du livre (l’une intégrale, l’autre censurée pour satisfaire à la loi) seront finalement quand même publiées à Bruxelles, mais au prix de tractations longues et complexes. « Je fais en ce moment une œuvre de titan », résume Victor Hugo dans une lettre à Louise Colet le 28 juin 1853, « ce n’est pas d’écrire un livre contre un homme, c’est de le publier ». Il avait après quelques hésitations trouvé son titre : Châtiments, sans article (« Ce titre est menaçant et simple, c’est-à-dire beau »).

Les deux éditions paraissent à Bruxelles à la fin du mois de novembre 1853 ; celle qui est censurée, donc officielle, porte bien l’indication « Bruxelles » ; l’autre, complète mais officieuse, « Genève et New York ». Elle est toute petite pour pouvoir circuler en contrebande, mais ne renoue pas avec le succès de Napoléon le Petit : la répression policière est mieux organisée, la guerre de Crimée s’annonce, l’empire s’est installé, les esprits sont ailleurs.

Histoire d’un crime
Histoire d’un crime |

© Bibliothèque nationale de France

Napoléon le Petit
Napoléon le Petit |

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Le succès de 1870

Il faudra attendre la chute de l’empire dans le désastre de Sedan (2 septembre 1870), pour que ce recueil, dix-sept ans après sa sortie en contrebande, remporte un immense succès. La première édition française est publiée par Hetzel le 20 octobre 1870, alors que Paris est assiégée par les Prussiens. Au format approximatif d’un livre de poche d’aujourd’hui, elle est deux fois plus grande que l’originale et contient cinq nouveaux poèmes ; un beau frontispice de Daumier y est ajouté après quelques retirages. Le titre a lui aussi changé : c’est maintenant Les Châtiments, avec article défini, comme Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné qui furent un de ses modèles, histoire aussi de bien montrer que le pamphlet interdit est appelé à devenir une référence commune, une affaire d’état.

Les Châtiments, comme les Annales de Tacite, comme les Satires de Juvénal, sont un livre d’éducation pour les peuples.

Jules Hetzel, préface à l'édition de 1870

Et, de fait, le succès est fulgurant : les éditions s’épuisent à toute vitesse (cinq mille exemplaires vendus les deux premiers jours), les retirages se succèdent, les lectures publiques se multiplient. Victor Hugo offre à peu près tous ses droits d’auteur, qui permettront notamment d’acheter… des canons pour défendre Paris. Le 27 novembre, il jette dans son carnet ces phrases extraordinaires : « On a renoncé à me demander l’autorisation de dire mes œuvres sur les théâtres. On les dit partout sans me demander la permission. On a raison. Ce que j’écris n’est pas à moi. Je suis une chose publique. » Les Châtiments de 1870 seront le recueil de la Troisième République naissante – et durable, et feront beaucoup pour la gloire populaire de leur auteur. La belle première édition illustrée par Théophile Schuler, en 1872, en est l’une des premières manifestations.

Taches
Taches |

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Souvenir du siège de Paris
Souvenir du siège de Paris |

© Bibliothèque nationale de France

Une composition architecturale

Châtiments
Châtiments |

© Bibliothèque nationale de France

Les Châtiments sont très différents des recueils publiés par Victor Hugo avant l’exil. Il suffit de regarder leur table des matières pour en prendre la mesure : ce n’est plus une simple succession de poèmes numérotés, mais une véritable composition architecturale. Ils commencent par la nuit (« Nox », en latin) du coup d’État pour aller vers la lumière (« Lux », en latin) de la République à venir, en passant par sept livres aux titres distinctifs. Les six premiers se contentent d’égrener sur le mode ironique les déclarations de l’Empire, énoncés minimaux d’une langue de bois vieille comme le monde, et toujours d’actualité : « la société est sauvée », « l’ordre est rétabli », « la famille est restaurée », « la religion est glorifiée », « l’autorité est sacrée », « la stabilité est assurée ». Le septième livre change de registre avec un titre qui est un jeu de mots prophétique : « Les sauveurs se sauveront ». Ceux qui prétendent avoir sauvé la société finiront par prendre la fuite, et c’est ainsi qu’ils sauveront vraiment la société. Cette manière de retour au premier livre suggère une structure cyclique marquée par le ressassement, le piétinement de l’histoire, mais elle est tout de même sous-tendue par l’axe principal, pas toujours immédiatement visible, qui va de la nuit à la lumière.

Expiation

Châtiments
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Waterloo, morne plaine

Au cœur de ce mouvement se trouve « L’Expiation », composée à Jersey à la fin du mois de novembre 1852. Avec près de quatre cents vers, c’est le plus ample poème du recueil, dont il redouble en quelque sorte le titre. Son sujet général, comme souvent dans Châtiments, se trouvait dans Napoléon le Petit (I, 6) : « […] le 18 Brumaire est un crime dont le Deux Décembre a élargi la tache sur la mémoire de Napoléon. » Autrement dit, la punition, le châtiment de Napoléon Ier pour avoir fait son coup d’État du 18 Brumaire, ce n’est ni la retraite de Russie racontée dans la première partie du poème, ni la défaite racontée dans la deuxième (« Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! »), ni l’exil à Sainte-Hélène qui est l’objet de la troisième partie, c’est le Deux Décembre de son neveu présumé. La dernière partie du poème, la moins connue aujourd’hui, forme une petite épopée burlesque qui répond sur le mode de la parodie à la véritable épopée du vrai Napoléon. La grande épopée, appelée à un si riche avenir dans l’œuvre de Victor Hugo (La Légende des siècles), naît ainsi dans Châtiments au revers de la satire.

Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
 

Expiation

Cette expiation est aussi celle de Victor Hugo lui-même : au moins depuis l’ode « À la colonne de la place Vendôme » de 1827, le culte qu’il a longtemps rendu à Napoléon Ier n’est-il pas en partie responsable de l’arrivée au pouvoir de Napoléon III ? Le premier recueil de l’exil permet en tout cas de suivre la conquête ou la reconquête de sa propre parole poétique. Il commence par porter la voix anonyme de tous les proscrits qu’il représente désormais pour finir par parler en son nom. C’est le trajet qui mène du premier poème sans titre (« Le banni, debout sur la grève…  ») aux dernières paroles (« Ultima Verba ») qui terminent le septième livre : « S’il en demeure dix, je serai le dixième ; / Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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