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Histoire de ma vie : un récit à rebondissements

Giacomo Casanova
Histoire de ma vie : début de la préface
Histoire de ma vie : début de la préface

Bibliothèque nationale de France

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C’est en Bohême, alors qu’il s’ennuie en tant que bibliothécaire du comte de Waldstein, que Casanova décide d’entreprendre la rédaction de ses Mémoires. Il livre alors une autobiographie fondamentalement romanesque, jalonnée de conquêtes et de rebondissements. Son texte tient aussi bien du roman d’apprentissage que du témoignage social et politique dans l’Europe pré-révolutionnaire.

Un récit “sur ordonnance” ?

Giacomo Casanova âgé de 62 ans
Giacomo Casanova âgé de 62 ans |

Bibliothèque nationale de France

Rien ne pouvait laisser prévoir la naissance d’un chef-d’œuvre de la littérature lorsque Casanova fut accueilli comme bibliothécaire, en septembre 1785, par le comte de Waldstein dans son château de Dux. La langue allemande, qu’il ne pratique guère, et les mois d’absence du comte le plongent dans une solitude et une tristesse profondes. Son roman utopique, Icosameron, est un échec qui le ruine, ses recherches mathématiques n’ont pas le succès escompté et, outre qu’il est en butte à l’hostilité du personnel du château, les nouvelles de France – sa seconde patrie après Venise – sont autant de motifs de désespoir : « On dit que ce Dux est un endroit délicieux, et je vois qu’il peut l’être pour plusieurs ; mais pas pour moi, car ce qui fait mes délices dans ma vieillesse est indépendant du lieu que j’habite. Quand je ne dors pas, je rêve, et quand je suis las de rêver je broye du noir sur du papier, puis je lis, et le plus souvent je rejette tout ce que ma plume a vomi. La maudite révolution de France m’occupe toute la journée » (Lettre à la princesse Clary, 1794).
Est-ce au médecin du lieu, un Irlandais du nom d’O’Reilly, que nous devons l’existence de l’œuvre ? À Casanova, qui le consulte, il recommande en effet de « récapituler les beaux jours passés en Venise et des autres parts du monde ». Sans doute ce conseil rejoint-il un projet ancien, annoncé des la rédaction d’Il Duello (1780) et précisé dans Histoire de ma fuite (1787). En tout cas, Casanova se met immédiatement au travail et les lettres qu’il adresse à son ami Opiz témoignent que la rédaction de ses mémoires lui rend, en effet, la santé : « Ma santé est bonne, et je m’occupe à mes mémoires. Cette occupation me tient lieu de délassement. Je me trouve en les écrivant jeune et écolier. Je donne souvent dans des éclats de rire, ce qui me fait passer pour fou, car les idiots ne croient pas qu’on puisse rire étant seul. » Correspondance avec J. F. Opiz, éd. Fr. Kohl et Otto Pick, Leipzig, Kurt Wolff, 1913.

L’Histoire, soutenue par le Temps, écrivant sur une tablette
L’Histoire, soutenue par le Temps, écrivant sur une tablette |

Bibliothèque nationale de France

La rédaction

De 1789 à juillet 1792, la rédaction est rapide, en dépit de quelques mésaventures : « [Ma servante] s’est servie des trois cahiers, qui contenaient en détail tout ce que je vais écrire en gros dans celui-ci, pour des besoins qu’elle eut de papier dans le ménage. Elle me dit pour s’excuser, que les papiers étant usés et griffonnés, avec même des ratures, elle crut qu’ils étaient faits pour son service de préférence aux propres et blancs qui étaient sur ma table.1 »

Charles Joseph, prince de Ligne (1735-1814)
Charles Joseph, prince de Ligne (1735-1814) |

Bibliothèque nationale de France

En se consacrant à l’écriture « treize heures par jour, qui [lui] passent comme treize minutes », Casanova achève le douzième tome au mois de juillet 1792 : il y atteint « l’age de quarante-sept ans, c’est-à-dire […] l’année 72 de ce siècle ». Un an plus tard, il décide d’en rester à cette date, précisant à son correspondant, qui s’enquiert de l’avancement de la rédaction : « Pour ce qui est de mes mémoires, je crois que je les laisserai là, car depuis l’age de cinquante ans, je ne peux débiter que du triste, et cela me rend triste […]. Cela ne vaut pas la peine. » Correspondance avec J. F. Opiz, éd. Fr. Kohl et Otto Pick, Leipzig, Kurt Wolff, 1913.

Pour répondre à la demande du prince de Ligne, qu’il a rencontré au château de Tœplitz durant l’été 1794 et qui souhaite prendre connaissance de ses mémoires, Casanova entame une campagne de relecture minutieuse du manuscrit, qu’il laisse inachevée à sa mort, le 4 juin 1798.

La construction du récit

Comme il l’écrit dans un projet de préface, « l’écrivain donc de ces mémoires est ma mémoire ». Mais il s’aide aussi des souvenirs qu’il a consignés tout au long de sa vie dans ce qu’il appelle ses « capitulaires ». Ceux-ci ne sont malheureusement pas parvenus jusqu’à nous, probablement détruits par leur auteur au fur et à mesure de leur utilisation ; en revanche, ils sont attestés à plusieurs reprises dans Histoire de ma vie et cités dans le titre d’un texte relatif à sa lettre au prince de Courlande, Extrait de mes capitulaires fait à Dux le 4 août 1796. Enfin, le prince de Ligne en évoque un dans ses Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires.
Comme le faisaient ses contemporains, Casanova a probablement éliminé aussi, au cours de la rédaction, la plupart de ses brouillons. Ceux qui subsistent – à l’exception de celui qui servait de couverture à un livre de la bibliothèque de Dux et qui a été retrouvé par Marco Leeflang –, sont conservés dans le fonds Casanova, aux Archives d’État de Prague. À consulter ces notes préparatoires, on assiste à une véritable mise en scène du passé de l’auteur, qui commençait, semble-t-il, par dresser une liste principalement constituée de noms, avec parfois de courtes précisions.

Notes préparatoires à la rédaction d’Histoire de ma vie
Notes préparatoires à la rédaction d’Histoire de ma vie |

© Státní oblastní archiv v Praze

L’une de ces listes, sur trois colonnes, donne l’impression d’une distribution de rôles en tête d’une pièce de théâtre, quelques mots complétant l’ensemble, comme pour camper la scène où situer tel acteur dans le temps et dans l’espace : « L’ambassadeur de France à Constantinople dans mon temps était M. de Villeneuve. » Ainsi l’influence du théâtre, souvent soulignée dans le style et la rédaction d’Histoire de ma vie, se révèle-t-elle des les prémices de l’œuvre. 
Dans un deuxième temps, autour du noyau que constitue un nom, l’auteur fait ressurgir un souvenir. Une facture de livres envoyée à la bibliothèque de Dux par un libraire de Tœplitz en est un exemple : dans les espaces libres, le mémorialiste-bibliothécaire y a jeté en tous sens des phrases relatives à l’abbé de Bernis, à l’abbé de Voisenon, à Voltaire, etc. Au cours d’une troisième phase, ces notes sont copiées et ordonnées et enfin, dans la version définitive, cet ordre est éclaté et chaque séquence égrenée au fil de la rédaction.

Notes préparatoires à la rédaction d’Histoire de ma vie
Notes préparatoires à la rédaction d’Histoire de ma vie |

© Státní oblastní archiv v Praze

Dans ces brouillons, les noms et phrases sont quasiment tous biffés, généralement parce qu’ils ont été utilisés. Mais, pour certains, Casanova s’est autocensuré, par exemple pour ces allusions à des épisodes homosexuels ou pédérastiques écartés d’Histoire de ma vie :
« Mon amour du Giton du Duc d’Elbeuf
Pédérastie avec Bazin, et ses sœurs
Pédérastie avec X à Dunkerke »

Le manuscrit

Le manuscrit d’Histoire de ma vie compte quelque trois mille sept cents pages réunies en cahiers où papier, écriture, corrections, collage, tout concourt à le rendre frémissant de vie, de révélations sur les diverses campagnes de rédaction et de remaniements. Casanova était en effet attentif à la qualité des papiers, ainsi qu’on peut en juger par cette déclaration : « Le papier de Hollande sera toujours plus beau que celui de tout le monde par la même raison que ses toiles sont les plus belles. »

Rencontre de Casanova avec Louis XV
Rencontre de Casanova avec Louis XV |

Bibliothèque nationale de France

Rencontre de Casanova avec Louis XV (suite)
Rencontre de Casanova avec Louis XV (suite) |

Bibliothèque nationale de France

Pourtant le papier d’Histoire de ma vie ne provient pas de Hollande. Et de feuille en feuille on découvre avec surprise des filigranes en forme de cœur : est-ce le choix de Casanova, qui aurait voulu une scène en harmonie avec son théâtre amoureux ? ou est-ce simplement le fruit du hasard ? Il semble que ce papier ait été utilisé non seulement au château de Dux, mais dans toute la région, puisqu’on en retrouve une feuille dans un registre d’inscription de voyageurs venus prendre les eaux à Tœplitz. Dans l’ensemble du manuscrit figurent au total une dizaine de filigranes différents, mais qui sont pour la plupart des variations autour du motif du cœur. L’étude de ces divers papiers va permettre de préciser les étapes de la rédaction de l’œuvre.

La révision

L’écriture, tantôt fine, légère et nerveuse, tantôt appuyée et épaisse, atteste le long travail de révision qui a affecté jusqu’a la structure même de l’œuvre, puisque le nombre de livres a été réduit de douze à dix – quant au nombre de chapitres et de feuillets par livre, il est très variable. En tête d’un grand nombre de chapitres, Casanova a inséré des sommaires, souvent postérieurs à la rédaction, et en fin de chapitre figure généralement le paraphe de Casanova, à l’exception toutefois du dernier livre du chapitre X, brusquement interrompu.

Naturalisation française de Casanova
Naturalisation française de Casanova |

Bibliothèque nationale de France

Naturalisation française de Casanova (suite)
Naturalisation française de Casanova (suite) |

Bibliothèque nationale de France

Le manuscrit est très travaillé : substitution de feuilles ou feuillets, biffures, tantôt légères pour corriger un italianisme, tantôt appuyées pour rendre illisible un nom et empêcher l’identification d’un personnage. Enfin, une trace de collage apparaît : il semble que Casanova ait scellé à la cire rouge un feuillet pour occulter l’épisode homosexuel avec Ismaïl.
Dans ce passé revisité surgissent une foule de personnages, Henriette, M. M., C. C., Thérèse… et d’innombrables épisodes qui ont fait la célébrité de l’auteur : la fuite des Plombs, l’entretien avec Choiseul, les rencontres avec Louis XV, Voltaire ou Frédéric II, le duel à Varsovie… Ces mémoires deviennent aussi livre de raison, avec ses mises à jour : la Czarine « qui règne encore » devient « qui n’existe plus aujourd’hui » ; et « Venise aujourd’hui n’existe plus que par sa honte éternelle » lorsque Bonaparte met fin à l'indépendance de la ville.

Les pérégrinations du manuscrit

À l’instar de son auteur, le manuscrit et le texte ont vécu nombre de péripéties. Alors même qu’il y travaillait, Casanova avait songé à le détruire, mais, en mai 1798, sentant sa fin proche, il fait venir au château de Dux son neveu, Carlo Angiolini, et lui lègue ses mémoires. Le 4 juin, Casanova meurt et Angiolini emporte à Dresde les cahiers, qui vont être cédés par ses enfants, au début de l’année 1821, à l’éditeur Friedrich Arnold Brockhaus. À une édition en allemand d’Histoire de ma vie succède une adaptation en français, puis, en cent vingt-cinq ans, quelque cinq cents éditions voient le jour sans qu’aucun éditeur puisse se référer au manuscrit original… jusqu’à 1960, année de l’édition intégrale annoncée par Brockhaus et Plon qui, en douze volumes, donnera enfin à lire le texte authentique de Casanova.
Conservé à Leipzig, le manuscrit échappe de peu aux bombardements de 1943, Hans Brockhaus l’ayant transporté à bicyclette et mis à l’abri dans un coffre de banque. En 1945, il est acheminé par camion militaire américain jusqu’à Wiesbaden, le nouveau siège de la maison Brockhaus, qu’il quitte pour Zurich en 2007 : c’est là que Bruno Racine, au nom de la Bibliothèque nationale de France, en prend connaissance et l’acquiert en 2010, grâce à la générosité d’un mécène qui garde l’anonymat.

Fin du manuscrit
Fin du manuscrit |

Bibliothèque nationale de France

Aujourd’hui classé trésor national, le manuscrit d’Histoire de ma vie vient d’achever ses pérégrinations. Cette exceptionnelle acquisition, dès son arrivée, suscite de nombreux projets de valorisation : expositions, images numériques du manuscrit, aussitôt mises en ligne, offrant un contact direct avec l’écriture. Et les conditions sont enfin réunies pour établir l’édition critique attendue, cette édition idéale rêvée par les chercheurs, à paraître dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Autant de projets qui continueront à faire dire que ces mémoires sont Les Mille et Une Nuits d’Occident.

Notes

  1. Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 275. Paris : Robert Laffont, “Bouquins”, 2006.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Casanova. La passion de la liberté » présentée à la Bibliothèque nationale de France en 2011. 
 

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