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Extrait

Théophile Torré dans L'Indépendance

Salons de W. Bürger, Théophile Torré , 1870

Mais toutes ces fantaisies gentilles [il vient de parler des « gracieux petits portraits » de Vincent Vidal et des « fines aquarelles » d’Eugène Lamy] n’ont pas l’intérêt qu’offrent les singuliers dessins à la plume d’un artiste inconnu, M. Rodolphe Bresdin ; il y en a six, d’assez grande dimension, et qu’on prendrait volontiers pour des eaux-fortes de maître : Abd el-Kader secourant un chrétien (deux fois répété avec des différences), Schamyl dans sa jeunesseRendez-vous de chasse, le Pont du Diable, sur les côtes de Normandie, et l’Intérieur d’une rue en Normandie.

Abd el-Kader, soit, puisque, au milieu d’un immense paysage fantastique, on avise une espèce de Turc, descendu d’un chameau des Mille et Une Nuits pour secourir un homme étendu sur le sable. Là, frappe une lumière à la fois vive et pâle, un peu comme les jets de la lumière électrique, et, entre les deux bords du ravin, couverts de grands arbres et d’une végétation prodigieuse, apparaissent des lointains infinis : d’abord des plans successifs de montagnes où semblent combattre des armées microscopiques, puis une mer, et, au-delà de la mer, une ville, une Babylone, un semis de monuments gigantesques, – gros comme des pattes de mouche, – innombrables comme les épis dans un champ de blé. Comment tout cela peut se deviner à une distance qu’aucun géomètre ne saurait mesurer, c’est affaire de bonne et complaisante imagination : on en voit bien d’autres en rêvant ! Sans un peu de déférence pour les inventeurs, il n’y aurait plus de contes à dormir debout. Avec des gens trop éveillés, il faudrait supprimer les Songes d’une nuit d’été de Shakespeare, les rêveries de Cervantès, de Goethe et de Hoffmann. Les enfants terribles ne sont pas faits pour apprécier les Contes de Perrault.

Au premier plan du paysage, une mare infernale, avec de vieilles souches d’arbres, sur lesquelles se balancent et grimacent des singes et autres êtres bizarres, rappelant les formes de la création antédiluvienne ; avec des plantes aquatiques de toute sorte, et des nichées de canards très-sauvages, de hérons, d’oiseaux inconnus, comme ceux qui ornent les arabesques de la Renaissance ou les paysages chinois. À droite et à gauche, ce fouillis monte, s’emplit encore de troncs d’arbres et de branches dépouillées qui font des gestes sinistres, et il se couronne, en haut, de grands chênes feuillus ; car on ne sait pas plus la saison que le pays de cette vue extraordinaire. Ce qu’il y a d’oiseaux innommables, de petits monstres à poil ou à plume, dans ces pousses drues et ces inextricables ramures, est à faire tourner la tête. Pour ciel, une sorte de mer houleuse, où les nuages s’amoncellent et se heurtent comme les vagues durant la tempête. C’est d’un panthéisme désordonné et quasi fou, mais pourtant il y a là quelque chose du génie d’Albrecht Dürer, dans la grandeur des formes, la conviction du travail, la finesse du travail, la domination de l’effet général. – Ce dessin à la plume a été exécuté en lithographie de 45 centimètres de large sur 57. On en trouve des épreuves à l’imprimerie Lemercier.

Salons de W. Bürger, Théophile Torré , 1870, p. 76-81 et L'Indépendance, 1861
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