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Extrait

Supplique de Victor Hugo contre l’exécution de Tapner

Victor Hugo, Aux habitants de Guernesey, 10 janvier 1854
En 1854, Hugo, en exil, exhorte les habitants de l'île de Guernesey à faire gracier John Charles Tapner, condamné à la pendaison pour avoir cambriolé et incendié une maison après avoir tué sa propriétaire. Sur cette île paisible, les exécutions sont rares. En écrivant une lettre ouverte aux habitants, Hugo espère susciter parmi eux un mouvement de clémence, afin d'obtenir des autorités la prison plutôt que la mort.

Peuple de Guernesey,

C'est un proscrit qui vient à vous.

C'est un proscrit qui vient vous parler pour un condamné. L'homme qui est dans l'exil tend la main à l'homme qui est dans le sépulcre. Ne le trouvez pas mauvais, et écoutez-moi :  […]

Peuple de Guernesey, rien n'est petit quand il s'agit de l'inviolabilité humaine. Le monde civilisé vous demande la vie de cet homme. […]

Plus le crime est grand, plus le temps doit être long au repentir.

Quoi ! une femme aura été assassinée, lâchement tuée, lâchement ! une maison aura été pillée, violée, incendiée, un meurtre aura été accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule d'autres actions perverses, un attentat aura été commis, je me trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle réparation, le châtiment accompagné de la réflexion, le rachat du mal par la pénitence, l'agenouillement du criminel sous le crime et du condamné sous la peine, toute une vie de douleur et de purification ; et parce qu'un matin, à un jour précis, le vendredi 27 janvier, en quelques minutes, un poteau aura été enfoncé dans la terre, parce qu'une corde aura serré le cou d'un homme, parce qu'une âme se sera enfuie d'un corps misérable avec le hurlement du damné, tout sera bien !

Brièveté chétive de la justice humaine !

Oh ! nous sommes le dix-neuvième siècle ; nous sommes le peuple nouveau ; nous sommes le peuple pensif, sérieux, libre, intelligent, travailleur, souverain ; nous sommes, à prendre le siècle dans son ensemble, le meilleur âge de l'humanité, l'époque de progrès, d'art, de science, d'amour, d'espérance, de fraternité ; échafauds ! qu'est-ce que vous nous voulez ? Ô machines monstrueuses de la mort, hideuses charpentes du néant, apparitions du passé, toi qui tiens à deux bras ton couperet triangulaire, toi qui secoues un squelette au bout d'une corde, de quel droit reparaissez-vous en plein midi, en plein soleil, en plein dix-neuvième siècle, en pleine vie ? vous êtes des spectres. Vous êtes les choses de la nuit, rentrez dans la nuit. Est-ce que les ténèbres offrent leurs services à la lumière ? Allez-vous en. Pour civiliser l'homme, pour corriger le coupable, pour illuminer la conscience, pour faire germer le repentir dans les insomnies du crime, nous avons mieux que vous, nous avons la pensée, l'enseignement, l'éducation patiente, l'exemple religieux, la clarté en haut, l'épreuve en bas, l'austérité, le travail, la clémence. Quoi ! du milieu de tout ce qui est grand, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est auguste, on verra obstinément surgir la peine de mort ! […]

N'oubliez pas, navigateurs, n'oubliez pas, pécheurs, n'oubliez pas, matelots, qu'il n'y a qu'une planche entre vous et l'éternité, que vous êtes à la discrétion des vagues qu'on ne sonde pas et de la destinée qu'on ignore, qu'il y a peut-être des volontés dans ce que vous prenez pour des caprices, que vous luttez sans cesse contre la mer et contre le temps, et que, vous, hommes qui savez si peu de chose et qui ne pouvez rien, vous êtes toujours face à face avec l'infini et avec l'inconnu !

L'inconnu et l'infini, c'est la tombe.

N'ouvrez pas, de vos propres mains, une tombe au milieu de vous.

[…] Non ! plus de supplices ! nous, hommes de ce grand siècle, nous n'en voulons plus. Nous n'en voulons pas plus pour le coupable que pour le non coupable. Je le répète, le crime se rachète par le remords et non par un coup de hache ou un nœud coulant ; le sang se lave avec les larmes et non avec le sang. Non ! ne donnons plus de besogne au bourreau.

[…] Pour moi cet assassin n'est plus un assassin, cet incendiaire n'est plus un incendiaire, ce voleur n'est plus un voleur ; c'est un être frémissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frère. Je le défends.

Victor Hugo, « Aux habitants de Guernesey », Œuvres complètes de Victor Hugo. Actes et paroles. 2. Pendant l’exil 1852-1870, Paris : Albin Michel, 1938, p. 63-71.
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