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Extrait

Une spectatrice passionnée

Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1837
Emma Bovary, grande amatrice de romans d’amour déçue par sa vie sentimentale (maritale et adultérine), se rend à l’Opéra de Rouen avec son mari.

La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des balustrades. À l’angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques : « Lucie de Lammermoor... Lagardy... Opéra... etc. » Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient des fronts rouges […] De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d’entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda ses billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu’il appuyait contre son ventre.

Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement de vanité en voyant la foule qui se précipitait à droite par l’autre corridor, tandis qu’elle montait l’escalier des premières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées ; elle aspira de toute sa poitrine l’odeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse.

La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s’apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente ; mais n’oubliant les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d’argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes se pavanaient au parquet, étalant, dans l’ouverture de leur gilet leur cravate rose ou vert-pomme ; et Mme Bovary les admirait d’en haut, appuyant sur des badines à pomme d’or la paume tendue de leurs gants jaunes.

Cependant, les bougies de l’orchestre s’allumèrent ; le lustre descendit du plafond, versant avec le rayonnement de ses facettes, une gaieté subite dans la salle ; puis les musiciens entrent l'un après l'autre, et ce fut d’abord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scène ; un roulement de timbale commença, les instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant, découvrit un paysage.

[Subjuguée par l’un des acteurs, Emma se laisse prendre par l’illusion et rêvasse.]

Emma rêvait au jour de son mariage ; et elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l’église. Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sans s’apercevoir de l’abîme où elle se précipitait. Ah ! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelques grands cœurs solides, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’Art exagérait. S’efforçant donc d’en détourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs qu’une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriait intérieurement d’une pitié dédaigneuse quand, au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir. […]

Toutes ses velléités de dénigrement s’évanouissaient sous la poésie du rôle qui l’envahissait ; et entraînée vers l’homme par l’illusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu’elle aurait pu mener cependant, si le hasard l’avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés ! Avec lui, par tous les royaumes de l’Europe, elle aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu’on lui jetait, brodant elle-même ses costumes ; puis, chaque soir, au fond d’une loge, derrière la grille à treillis d’or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n’aurait chanté que pour elle seule ; de la scène, tout en jouant, il l’aurait regardée. Mais une folie la saisit ; il la regardait, c’était sûr ! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour même, et de lui dire, de s’écrier : « Enlève-moi, emmène-moi, partons ! À toi, à toi, toutes mes ardeurs et tous mes rêves ! »

Le rideau s'abaissa.

L’odeur du gaz se mêlait aux haleines ; le vent des éventails rendait l’atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir ; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles ayant peur de la voir s’évanouir, courut à la buvette pour lui chercher un verre d’orgeat.

Il eut grand'peine à regagner sa place, car on lui heurtait les coudes à tous les pas, à cause du verre qu’il tenait entre ses mains, et même il en versa les trois quarts sur les épaules d’une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l’eût assassinée. Son mari, qui était un filateur, s’emporta contre le maladroit, et tandis qu’avec son mouchoir elle épongeait les tâches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d’un ton bourru les mots d’indemnité, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva près de sa femme, en lui disant tout essoufflé :

 J’ai cru, ma foi, que j’y resterais ! Il y a un monde !... Un monde !...