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Extrait

La malédiction

Gustave Flaubert, « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », Trois Contes, 1877
Au cours d’une chasse en forêt, Julien poursuit un cerf et blesse mortellement l’animal. Avant d’expirer, celui-ci se retourne contre son prédateur et profère une malédiction à son encontre.

Le grand cerf n’eut pas l’air de la sentir ; en enjambant par-dessus les morts, il avançait toujours, allait fondre sur lui, l’éventrer ; et Julien reculait dans une épouvante indicible. Le prodigieux animal s’arrêta ; et les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu’une cloche au loin tintait, il répéta trois fois :
 « Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère ! »
Il plia les genoux, ferma doucement ses paupières, et mourut.
Julien fut stupéfait, puis accablé d’une fatigue soudaine ; et un dégoût, une tristesse immense l’envahit. Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps.
Son cheval était perdu ; ses chiens l’avaient abandonné ; la solitude qui l’enveloppait lui sembla toute menaçante de périls indéfinis. Alors, poussé par un effroi, il prit sa course à travers la campagne, choisit au hasard un sentier, et se trouva presque immédiatement à la porte du château.
La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prédiction l’obsédait ; il se débattait contre elle :
 Non ! non ! non ! je ne peux pas les tuer !
Puis il songeait :
 Si je le voulais, pourtant ?…
Et il avait peur que le Diable ne lui en inspirât l’envie.
Durant trois mois, sa mère en angoisse pria au chevet de son lit, et son père, en gémissant, marchait continuellement dans les couloirs. Il manda les maîtres mires les plus fameux, lesquels ordonnèrent des quantités de drogues. Le mal de Julien, disaient-ils, avait pour cause un vent funeste, ou un désir d’amour. Mais le jeune homme, à toutes les questions, secouait la tête.
 

Gustave Flaubert, Trois Contes, Paris, Charpentier, 1877, pp. 116-118.
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