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Extrait

Le Vide, espace de Création

François Cheng, L’Espace du rêve, 1981

En simplifiant beaucoup : le Tao d’origine est conçu comme le Vide suprême d’où émane l’Un, qui n’est autre que le Souffle primordial. Celui-ci engendre le Deux, incarné par les deux Souffles vitaux que sont le Yin et le Yang, lesquels par leur interaction régissent et animent les Dix mille êtres. Toutefois, entre le Deux et cosmique et celui de la destinée humaine. […]

Toute cette conception d’un univers dynamique engendré par le Souffle primordial, mû par les Souffles vitaux, et sans cesse en devenir puisque perpétuellement « travaillé » par le Vide, la peinture chinoise, va la reprendre à son compte, en fera même son fondement. Ainsi établit-elle des rapports proprement organiques avec la pensée philosophique, dans la mesure où elle conçoit la soie ou le papier blanc comme figure du Vide originel ; le Pinceau qui tire de l’Encre le premier Trait comme symbole du Souffle primordial ; les Traits multiples qui s’ensuivent comme autant d’émanations des Soufflesvitaux ; le Ciel et la Terre, ou la Montagne et l’Eau, comme figurations privilégiées du Yang et du Yin ; enfin l’Homme au sein du paysage (ou même absent du paysage : car il y est d’autant plus présent en esprit) comme Troisième Entité qui exerce un regard chargé de désir et de nostalgie et qui, par son action, visiblement ou invisiblement participante, permet à toutes choses créées de s’accomplir.

Dès lors s’explique-t-on l’importance quasi ontologique du Vide dans la peinture chinoise. Au sein d’un tableau, il n’est jamais une présence inerte ; c’est lui qui anime tout l’ensemble, lui qui est à l’œuvre dans l’espace évoqué par le moindre trait de pinceau comme par les grandes lignes de la composition générale. Car le Vide est Souffle : il traverse tous les traits, se love au creux des déliés, rend manifeste la tension qui court d’un trait à l’autre sans jamais se relâcher. Mais il est aussi Transformation, puisque c’est seulement à travers lui que peut circuler l’indispensable courant d’interaction qui rapproche ou oppose les différentes figures peintes, dans ce processus de devenir réciproque qu’est forcément toute représentation picturale soumise à la double influence du couple Yin-Yang. Ainsi entre la Montagne et l’Eau, le Vide est-il traditionnellement représenté par le nuage. État intermédiaire entre deux pôles apparemment antinomiques (né de la condensation de l’eau, il épouse en même temps la forme de la montagne), le nuage est là pour nous donner l’impression que virtuellement la Montagne peut, aspirée par le Vide, se fondre en vagues, et qu’inversement l’Eau, toujours par l’entremise du Vide, peut s’ériger en Montagne. L’artiste part en fait du présupposé que notre regard ne nous livre jamais qu’une vision incomplète des choses. L’art d’apprivoiser le Vide, d’en capter l’impalpable présence, va donc mobiliser par priorité le geste du peintre, ce nostalgique de l’invisible, soucieux désormais de faire « voir », à travers le moins que figure apparemment le Vide, ce plus inaccessible que la perception ordinaire persiste à nous refuser. Ainsi le Vide est-il enfin Totalité (ou Unité) : grâce à lui chaque pan de la nature représenté sur le papier, même séparé du reste, même tronqué, se trouve relié aux flux invisibles qui animent l’univers tout entier.

François Cheng, L’Espace du rêve, éditions Phébus, 1981.
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