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Extrait

Liberté grande

Julien Gracq, Liberté Grande, Éditions José Corti, 1946
Pour Julien Gracq, l'art est un assentiment au monde et la poésie requiert « le sentiment d'une sève humaine accordée en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète ». En ce sens, il emploie volontiers l'expression de « plante humaine », comme dans ce texte, publié dans la deuxième édition de Liberté grande, son recueil de poèmes en prose.

La sieste en Flandre hollandaise

Nulle angoisse dans ce labyrinthe impeccable et soigné, au vert profond de pelouse anglaise : l'homme est là tout près, et les routes carrossables ; il suffirait de faire un signe, mais c'est l'envie de faire ce signe qui manque, et on s'aperçoit que le besoin cesserait très vite, pris dans le dédale obsédant des chambres de verdure, de s'orienter vers aucun point de ralliement. L'idée tout à coup vous traverse qu'on pourrait s'étendre là, ne plus penser à rien, enfoui dans le manteau épais et l'odeur de feuilles fraîches, le visage lavé par le vent léger, le bruissement doux et perpétuel des peupliers dans les oreilles vous apprivoisant à la rumeur même de la plénitude. Une certaine base, essentielle à la vie, précipite seulement dans cet immense volume de calme. Tout est soudain très loin, les contours de toute pensée se dissolvent dans la brume verte, la dernière chambre du labyrinthe donne sur une disposition intime de l'âme où l'on craint de regarder : la fleur mystérieuse qu'elle abrite, c'est à la plante humaine qu'il est demandé de la faire s'entrouvrir dans une ivresse d'acquiescement aux esprits profonds de l'Indifférence.

On cède de tout son long à l'herbe. La pensée évacue ses postes de guet fastidieux et replie le réseau de ses antennes inutiles; elle reflue de toutes parts vers la ligne d'arrêt de la pure conscience d'être; elle n'est plus aux frontières du corps qu'une légère sueur qui ne semble faite que pour nous rafraîchir en s'éva-porant à mesure, dissiper dans le néant un trop-plein de sève qui monte, dans l'épaisse sécrétion végétale, de l'apoplexie de cette nature verte et de cette argile qui se souvient intimement de la mer. Le monde reflue sur nous compact dans le retrait des pointes acérées de l'interrogation qui le dilacère ; le corps qui fait fléchir sous l'herbe la vase encore molle ne se sent plus fait que pour prêter à la respiration vorace qui le soulève le sentiment d'une liberté fonctionnelle encore inconnue : on dirait que les pores de la terre sont ici plus ouverts qu'ailleurs. Plus d'horizon, mais plutôt l'opacité immatérielle d'un voile de tulle qu'approche de ce sommeil éveillé comme une moustiquaire une débauche sans mesure d'inattention : la contraction de cette fine bulle de transparence emprisonne autour de nous sans mutilation un morceau indifférencié de nature suffisante : rien de plus que ce froissement d'herbe frais sous les paumes, le scintillement sur le ciel des feuilles de tremble qui semble aiguiser l'immobilité, et dans ce milieu où toutes les pressions s'annulent et s'équilibrent, un ludion désancré qui flotte jusqu'à la nausée entre l'herbe et les nuages. Ce moment, et ce lieu exigu de la terre, tient en nous sa totalité et sa suffisance - il n'y a plus d'ailleurs - il n'y a jamais eu d'ailleurs - toutes choses communient parfaitement dans le perméable ; on se sent là, aux lisières attirantes de l'absorption, une goutte entre les gouttes, exprimée un moment avant d'y rentrer de l'éponge molle de la terre.

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