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Extrait

En attendant Nana

Émile Zola, Nana, 1880
L’incipit du roman se déroule au théâtre des Variétés lors de la première de La blonde Vénus, où une jeune actrice (et personnage éponyme du roman), Nana, doit être lancée.

À neuf heures, la salle du théâtre des Variétés était encore vide.

Quelques personnes, au balcon et à l’orchestre, attendaient, perdues parmi les fauteuils de velours grenat , dans le petit jour du lustre à demi-feux. Une ombre noyait la grande tâche rouge du rideau ; et pas un bruit ne venait de la scène, la rampe éteinte, les pupitres des musiciens débandés. En haut seulement, à la troisième galerie, autour de la rotonde du plafond ou des femmes et des enfants nus prenaient leur volée dans un ciel verdi par le gaz, des appels et des rires sortaient d’un brouhaha continu de voix, des têtes coiffées de bonnets et de casquettes s’étageaient sous les larges baies rondes, encadrées d’or. Par moment, une ouvreuse se montrait, affairée, des coupons à la main, poussant devant elle un monsieur ou une dame qui s’asseyait, l’homme en habit , la femme mince et cambrée, promenant un long regard.

Deux jeunes gens parurent à l’orchestre. Ils se tinrent debout, regardant.
 Que disais-je, Hector ? s’écria le plus âgé, un grand garçon à petites moustaches noires, nous venons trop tôt. Tu aurais bien pu me laisser achever mon cigare.

Une ouvreuse passait.
 Oh monsieur Fauchery, dit-elle familièrement, ça ne commencera pas avant une demi-heure.
 Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? murmura Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexé. Ce matin, Clarisse, qui est de la pièce, m’a encore juré qu’on commençait à huit précises.

Un instant, il se turent, levant la tête, fouillant l’ombre des loges. Mais le papier vert dont elles étaient tapissées, les assombrissaient encore en bas sous la galerie, les baignoires s’enfonçaient dans une nuit complète. Aux loges de balcon, il n’y avait qu’une grosse dame échouée sur le velours de la rampe à droite et à gauche entre de hautes colonnes, les avant-scènes restaient vides, drapées de lambrequin à longues franges. La salle blanche et or, relevée de vert tendre, s’effaçait comme empli d’une fine poussière par les flammes courtes du grand lustre de cristal.

 Est-ce que tu as eu ton avant-scène pour Lucy ? demanda Hector.
 Oui, répondit l’autre, mais ça n’a pas été sans peine… Oh ! il n’y a pas de danger que Lucy vienne trop tôt, elle !
Il étouffe un léger bâillement, puis, après un silence :
 Tu as de la chance, toi qui n’a pas encore vu de première... La blonde Vénus sera l’événement de l’année. On en parle depuis six mois. Ah ! Mon cher, une musique ! un chien  !... Bordenave, qui sait son affaire, a gardé ça pour l’Exposition.
Hector écoutait religieusement. Il posa une question : — Et Nana, l’étoile nouvelle, qui doit jouer Vénus, est-ce que tu la connais ?
 Allons, bon ! ça va recommencer ! cria Fauchery en jetant les bras en l’air. Depuis ce matin on m’assomme avec Nana. J’ai rencontré plus de vingt personnes, et Nana par-ci, et Nana par-là ! Est-ce que je sais moi ! est-ce que je connais toutes les filles de Paris !... Nana est une invention de Bordenave. Ça doit être du propre !

[…] C’était donc là ce Bordenave, ce montreur de femmes qui les traitait en garde-chiourme, ce cerveau toujours fumant de quelques réclames, criant, crachant, se tapant sur les cuisses, cynique et ayant un esprit de gendarme ! Hector crut qu’il devait chercher une phrase aimable.
 Votre théâtre..., commença-t-il d’une voix flûtée. Bordenave l’interrompit tranquillement, d’un mot cru, en homme qui aime les situations franches.
 Dites mon bordel.
Alors, Fauchery eut un rire approbatif, tandis que la Faloise restait avec son compliment étranglé dans la gorge, très choqué, essayant de paraître goûter le mot. Le directeur s’était précipité pour donner une poignée de main à un critique dramatique, dont le feuilleton avait une grande influence. Quand il revint, la Faloise se remettait. Il craignait d’être traité de provincial, s’il se montrait trop interloqué.
 On m’a dit, recommença-t-il, voulant absolument trouver quelque chose, que Nana avait une voix délicieuse.
 Elle ! s’écria le directeur en haussant les épaules, une vraie seringue !
Le jeune homme se hâta d’ajouter :
 Du reste, excellente comédienne.
 Un paquet ! Elle ne sait où mettre les pieds et les mains.
La Faloise rougit légèrement. Il ne comprenait plus. Il balbutia :
 Pour rien au monde, je n’aurais manqué la première de ce soir. Je savais que votre théâtre…
 Dites mon bordel, interrompit de nouveau Bordenave, avec le froid entêtement d’un homme convaincu. […]

 Fais donc plaisir à Bordenave, appelle son théâtre comme il te le demande, puisque ça l’amuse... Et vous, mon cher, ne nous faites pas poser. Si votre Nana ne chante ni ne joue, vous aurez un four, voilà tout. C’est ce que je crains, d’ailleurs.
 Un four ! Un four ! cria le directeur dont la face s’empourprait. Est-ce qu’une femme a besoin de savoir jouer et chanter ? Ah ! mon petit, tu es trop bête... Nana a autre chose, parbleu ! et quelque chose qui remplace tout. Je l’ai flairé, c’est joliment fort chez elle, ou je n’ai plus que le nez d’un imbécile... Tu verras, tu verras, elle n’a qu’à paraître, toute la salle tirera la langue. […]

Maintenant, la salle resplendissait. De hautes flammes de gaz allumaient le grand lustre de cristal d’un ruissellement de feu jaune et rose, qui se brisait du centre au parterre en une pluie de clarté. Les velours grenat des sièges se moiraient de laque, tandis que les ors luisaient et que les ornements vert tendre en adoucissaient l’éclat, sous les peintures trop crues du plafond. Haussée, la rampe, dans une nappe brusque de lumière, incendiait le rideau, dont la lourde draperie de pourpre avait une richesse de palais fabuleux, jurant avec la pauvreté du cadre, ou des lézardes montraient le plâtre sous la dorure. Il faisait très chaud. À leurs pupitres, les musiciens accordaient leurs instruments, avec des trilles légers de flûte, des soupirs étouffés de cor, des voix chantantes de violon, qui s’envolaient au milieu du brouhaha grandissant des voix. Tous les spectateurs parlaient, se poussaient, se casaient, dans l’assaut donné aux places ; et la bousculade des couloirs était si rude, que chaque porte lâchait péniblement un flot de monde, intarissable. C’était des signes d’appel, des froissements d’étoffes, un défilé de jupes et de coiffures, coupées par le noir d’un habit ou d’une redingote. Pourtant les rangées de fauteuils s’emplissaient peu à peu ; une toilette claire se détachait, une tête au fin profil baissait son chignon, où courait l’éclat d’un bijou. Dans une loge, un coin d’épaule nue avec une blancheur de soie. D’autres femmes, tranquilles, s’éventaient avec langueur, en suivant du regard les poussées de la foule ; pendant que le jeunes messieurs, debout à l’orchestre, le gilet largement ouvert, un gardénia à la boutonnière, braquaient leurs jumelles du bout de leurs doigts gantés.

[…] Paris était là, le Paris des lettres, de la finance et du plaisir, beaucoup de journalistes, quelques écrivains, des hommes de bourse, plus de filles que de femmes honnêtes ; monde singulièrement mêlé, fait de tous les génies, gâté par tous les vices, ou la même fatigue et la même fièvre passaient sur les visages. Fauchery, que son cousin questionnait, lui montra les loges des journaux et des cercles, puis il nomma les critiques dramatiques.

[…] — Tu me présenteras pendant un entracte, finit-il par dire. Je me suis déjà rencontré avec le comte, mais je voudrais aller à leurs mardis.

Des « chut ! » énergiques partirent des galeries supérieures. L’ouverture était commencée, on entrait encore. Des retardataires forçaient les rangées entières de spectateurs à se lever, les portes des loges battaient, de grosses voix se querellaient dans les couloirs. Et le bruit des conversations ne cessait pas, pareil au piaillement d’une nuée de moineaux bavards, lorsque le jour tombe. C’était une confusion, un fouillis de têtes et de bras qui s’agitaient, les uns s’asseyant et cherchant leurs aises, les autres s’entêtant à rester debout pour jeter un dernier coup d’œil. Le cri : « Assis ! Assis ! » sortit violemment des profondeurs obscures du parterre. Un frisson avait couru : enfin on allait donc connaître cette fameuse Nana dont Paris s’occupait depuis huit jours.

Peu à peu, cependant, les conversations tombaient, mollement, avec des reprises de voix grasses. Et, au milieu de ce murmure pâmé, de ses soupirs mourants, l’orchestre éclatait en petites notes vives, une valse dont le rythme canaille avait le rythme le rire d’une polissonnerie. Le public, chatouillé, souriait déjà. Mais la claque, au premier rang du parterre, tapa furieusement des mains. Le rideau se levait.