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Extrait

Concourir à l’abolition de la peine de mort

Victor Hugo, Le Dernier Jour d'un condamné, préface de 1832
 
En 1827, Victor Hugo n'a que vingt-cinq ans. Il se décide à communiquer son indignation face à la peine de mort en écrivant un récit d'un genre nouveau. Le Dernier Jour d'un condamné est en effet le journal qu'un jeune condamné aurait pu écrire, sachant qu'il ne lui restait plus que vingt-quatre heures à vivre. Au roman publié en 1829, l'auteur ajoute en 1832 une célèbre préface dans laquelle il se prononce pour l'abolition.

L'auteur a pris l'idée du Dernier Jour d'un condamné, non dans un livre, il n'a pas l'habitude d'aller chercher ses idées si loin, mais là où vous pouviez tous la prendre, où vous l'aviez prise peut-être (car qui n'a fait ou rêvé dans son esprit le Dernier Jour d'un condamné ?), tout bonnement sur la place publique, sur la place de Grève. C'est là qu'un jour en passant il a ramassé cette idée fatale, gisante dans une mare de sang sous les rouges moignons de la guillotine.

Depuis, chaque fois qu'au gré des funèbres jeudis de la Cour de cassation, il arrivait un de ces jours où le cri d 'un arrêt de mort se fait dans Paris, chaque fois que l'auteur entendait passer sous ses fenêtres ces hurlements enroués qui ameutent des spectateurs pour la Grève, chaque fois, la douloureuse idée lui revenait, s'emparait de lui, lui emplissait la tête de gendarmes, de bourreaux et de foule, lui expliquait heure par heure les dernières souffrances du misérable agonisant – en ce moment on le confesse, en ce moment on lui coupe les cheveux, en ce moment on lui lie les mains –, le sommait, lui pauvre poète, de dire tout cela à la société, qui fait ses affaires pendant que cette chose monstrueuse s'accomplit, le pressait, le poussait, le secouait, lui arrachait ses vers de l'esprit, s'il était en train d'en faire, et les tuait à peine ébauchés, barrait tous ses travaux, se mettait en travers de tout, l'investissait, l'obsédait, l'assiégeait. C'était un supplice, un supplice qui commençait avec le jour, et qui durait, comme celui du misérable qu'on torturait au même moment, jusqu'à quatre heures. Alors seulement, une fois le ponens caput expiravit [en latin : « Penchant la tête, il expira. » C'est la phrase employée dans l'Évangile selon saint Jean pour décrire la mort du Christ sur la croix] crié par la voix sinistre de l'horloge, l'auteur respirait et retrouvait quelque liberté d'esprit.
Un jour enfin, c'était, à ce qu'il croit, le lendemain de l'exécution d'Ulbach [Louis Ulbach, jeune homme de vingt ans qui avait poignardé sa maîtresse plus jeune encore], il se mit à écrire ce livre. Depuis lors il a été soulagé. Quand un de ces crimes publics, qu'on nomme exécutions judiciaires, a été commis, sa conscience lui a dit qu'il n'en était plus solidaire ; et il n'a plus senti à son front cette goutte de sang qui rejaillit de la Grève sur la tête de tous les membres de la communauté sociale.

Toutefois, cela ne suffit pas. Se laver les mains est bien, empêcher le sang de couler serait mieux.

Aussi ne connaîtrait-il pas de but plus élevé, plus saint, plus auguste que celui-là : concourir à l'abolition de la peine de mort. Aussi est-ce du fond du cœur qu'il adhère aux vœux et aux efforts des hommes généreux de toutes les nations qui travaillent depuis plusieurs années à jeter bas l'arbre patibulaire, le seul arbre que les révolutions ne déracinent pas. C'est avec joie qu'il vient à son tour, lui chétif, donner son coup de cognée, et élargir de son mieux l'entaille que Beccaria a faite, il y a soixante-six ans, au vieux gibet dressé depuis tant de siècles sur la chrétienté.

Victor Hugo, Œuvres complètes de Victor Hugo. Roman. 1, Paris : librairie Ollendorf, 1910, p. 588-590.
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