Questions de perspective

Ce frontispice illustre La conformité d’entre les pratiques des petits pieds géométral et perspectif.
Le pied désigne une unité de mesure de longueur, souvent arbitraire (“pied de nez”, “sur un pied d’égalité” ou “prendre son pied” sont des expressions qui se rapportent à ce sens). Travailler au petit pied, c’est travailler en réduction comme le fait en général l’architecte sur ses plans ou le graveur sur ses estampes.
Pratiquer le géométral c’est dessiner la projection orthogonale d’un objet sur un plan horizontal (c’est souvent le plan du sol) ou parfois vertical. En architecture les dessins géométraux permettent de lire les dimensions et donc d’effectuer la construction. Par métonymie, le géométral désigne aussi le plan sur lequel la projection est effectuée.
Pratiquer le perspectif c’est dessiner un objet tel qu’il apparaît naturellement, vu d’un certain endroit et à une distance déterminée.
Au pied de la muse de gauche qui tient le compas se trouvent la règle et l’équerre ; ce sont des instruments de la géométrie euclidienne. Le dessin correspondant est géométral car le treillis qui permettra d’effectuer le report du dessin est à mailles carrées. En largeur ou en profondeur, il est tracé avec des échelles euclidiennes régulières ayant le même pas.
La muse de droite montre un treillis à mailles trapézoïdales, dont la construction est effectuée selon la méthode de Desargues. On voit clairement que les huit “horizontales” sont graduées régulièrement mais n’ont pas le même pas. Les trois “fuyantes”, convergeant sur la ligne d’horizon, ne sont pas graduées régulièrement mais selon une échelle qui tient compte des éloignements.
Avec les méthodes de repérage de Desargues, Bosse suggère que la pratique du perspectif n’est pas différente de la pratique du géométral ; seule la nature du treillis diffère.
On ne peut s’empêcher de penser que cette trouvaille pédagogique n’est pas socialement innocente. Traditionnellement, le géométral est du côté des constructeurs et des arts mécaniques, alors que le perspectif est l’apanage de l’architecte, du côté des arts libéraux. La conformité du géométral et du perspectif donne donc leurs lettres de noblesse aux ouvriers de main. Si on y ajoute l’agrégation de la gravure et de la peinture dans ce que Bosse appelle l’art de la portraiture, il ne fait pas de doute qu’il a tenté une libéralisation intellectuelle et sociale de l’art de la gravure.
Derrière la muse toute arguésienne de la perspective, Bosse a représenté la base d’un monument en ruine orné d’un bas-relief. Voulait-il déjà signifier que les dessins d’architecture et de bas-reliefs sont des dépendances de la perspective ? Ce frontispice serait alors une belle introduction aux futurs débats de l’Académie !

En bas : MANIERE VNIVERSELLE / De M. R Desargues pour praticquer la PERSPECTIVE / par petit pied Comme le GEOMETRAL. / par, A. Bosse, graueur en taille douce. A Paris. 1647. auec priuilege.

Cette planche montre la virtuosité de Bosse et la simplicité de la manière de Desargues pour pratiquer la perspective dans une situation classique. Il s’agit de représenter un cube dont une des grandes diagonales est perpendiculaire au plan d’assiette ou, comme écrit Bosse, de dessiner “un cube ou dé régulier, posant sur une de ses pointes, à plomb sous l’autre qui lui est opposée diagonalement”. La fascination des anciens pour les mises en situation des cinq solides de Platon fait que cette situation a déjà été étudiée. On la trouve par exemple dans le Livre de la perspective de Jean Cousin paru en 1560 (p. 122).
Bosse sait que “l’assiette géométrale d’un tel cube, et situé de la sorte, est un hexagone régulier”. Il sait de plus que si d est l’élévation du sommet A, diagonalement opposé au sommet B situé dans le plan d’assiette, alors trois des sommets du cube, ici D, I et F, ont une élévation égale au tiers de d, et les trois autres sommets, ici G, C et H, ont une élévation égale aux deux tiers de d.
Il propose donc de construire dans le géométral, successivement, un carré nopq qui représente une des faces du cube, le point b de (nq) tel que nb = np, le rectangle onba et enfin la projection y de d sur la diagonale [na] du rectangle onba. Cela lui permet de construire géométralement le cercle circonscrit à l’hexagone dont le rayon est by et d’avoir dans le géométral les élévations na du point A, ay des points D, I et F, et ny des points G, C et H.
On passe ensuite du géométral au perspectif en utilisant la manière universelle de Desargues et la méthode expliquée par Bosse pour tracer, “en adoucissant point à point à la main”, l’ellipse 123456, image en perspective du cercle circonscrit à l’hexagone.

L’idée selon laquelle la représentation perspective d’un objet doit susciter le même effet que le naturel conduit Desargues à compléter sa procédure de construction de l’épure par une première formulation de la règle du “fort et du faible”. Visant à restituer la sensation visuelle d’un objet qui s’affaiblit à raison de sa distance “tant en ce qui est de son trait qu’en ce qui peut être de sa couleur” (Manière universelle de M r Desargues..., 1647, p. 231), cette règle est ici figurée par l’affaiblissement de la largeur et de l’intensité de valeur d’un trait selon son éloignement de la base du tableau. Dès 1642, Desargues soulignait, dans le libelle qu’il fit paraître sous le titre de Six erreurs..., le non-sens qui consiste à nier que les perspectives linéaire et atmosphérique soient également nécessaires à la “vérité” d’une représentation.
C’est toutefois plutôt à Bosse que revient l’approfondissement de la question de la perspective atmosphérique, peut-être en vertu de sa pratique d’aquafortiste, où le travail des morsures nécessite une grande maîtrise de la différenciation des valeurs et des plans dans l’espace. La volonté de s’adresser aux peintres conduit en effet Bosse à vouloir faire de ce principe rationnel une procédure qui s’inscrit dans la même logique opératoire, numérique donc, que le devis arguésien, comme elle le pousse à penser la question non plus en termes seulement graphiques, mais en termes de couleurs. Ce double souci ne va pas sans poser d’évidents problèmes : “Il y a une difficulté à comparer les forces des couleurs, c’est que nous ne savons point le moyen de les diviser par moitié, tiers ou quart. C’est pourquoi dans la pratique, celui qui aura l’adresse d’approcher le plus près des proportions que nous avons dit et dirons pour les touches et les teintes, réussira le mieux comme étant plus près de la vérité” (A. Bosse, Moyen universel de pratiquer la perspective..., 1653, p. 69.).
Dans le commentaire de cette planche, Bosse écrit : “J’ai voulu mettre un échantillon des effets de cette pratique [du fort et du faible], où vous ayez occasion d’en commencer à voir quelque sorte d’effet au moins grossier ; car vous savez bien, qu’outre qu’il ne faut pas espérer d’en voir l’exécution de la main de l’homme accomplie au point de la dernière perfection ; la gravure d’une pointe et encore à l’eau forte, ne saurait produire s’il faut ainsi dire qu’une espèce d’ébauche de ce que le pinceau peut avec des couleurs”.
Après cet aveu sur l’incapacité partielle du graveur à rendre, aussi bien qu’un peintre, l’affaiblissement des touches, teintes ou couleurs avec l’éloignement des plans frontaux, il souligne qu’une dégradation continue de traits allant “du gros au délié” peut suggérer cet éloignement.
Il importe, dit-il, que “tout ce qui est dans une même coupe [c’est-à-dire dans un même plan frontal], en haut ou en bas, soit clair soit brun et de quelque sens qu’il aille en élévation ou de niveau soit d’une même force ou faiblesse”. Ainsi, dans cette planche, les lignes d’une même coupe, qu’elles soient verticales ou horizontales, sont tracées avec la même épaisseur de trait.
De plus, il énonce que la force des couleurs dans une coupe est inversement proportionnelle à la distance de l’œil à cette coupe. Par exemple, si d est la distance de l’œil à un tableau vertical (T) et 3d la distance de l’œil à un plan (P) parallèle à (T), alors la force des touches, teintes ou couleurs dans (P) doit être le tiers de la force des touches, teintes et couleurs dans (T).

Bosse reprend l’idée qu’il a exposée dans son traité de 1647 (cf. planche 100) sur la représentation d’un corps humain (ou d’un sujet morphologiquement complexe) au moyen d’essieux reliant les articulations principales du corps pour le synthétiser sous forme de squelette. Pour utiliser un tel dispositif dans un tableau où ce squelette est représenté ou simplement esquissé en perspective, il faut connaître l’assiette et l’élévation de ces articulations. Bosse suppose disposer d’un modèle “fait de fils de laiton ou de fer de la longueur desdits essieux, en sorte que chacun d’eux fût enclavé l’un à l’autre par boucles comme une chaîne” (p. 112) ou d’un “mannequin en grand”, voire d’un modèle en chair et en os. Il place ce modèle “sur une table qui peut être treillissée par carrés égaux... ainsi qu’un échiquier”. On comprend sans peine qu’avec cette toise munie d’un bras horizontal et d’un fil à plomb, il puisse repérer, par exemple, la projection sur le plan de la table du coude p (l’assiette du coude sur la table, si l’on ose dire !) et déterminer son élévation. Bosse assure qu’“il n’y a aucun dessinateur après nature qui ne désirerait pour faire son ordonnance précise, avoir seulement de son objet huit points bien arrêtés”. Son dispositif peut donc soulager la peine de ces praticiens en leur donnant des repérages précis.

En haut : Maniere de trouuer l Assiette et Esleuation / Geometrale, des Corps ireguliers.

Dès 1667, l’Académie royale de Peinture et de Sculpture organise des expositions, qui prendront plus tard le nom de « salon  », parce qu’elles se tiendront à partir de 1725 dans le « salon carré » du Louvre. En 1699, pour la huitième exposition, Mansart accorde à l’Académie la grande galerie du Louvre. Les murailles sont tendues de somptueuses tapisseries, parmi lesquelles celles des Actes des Apôtres, d’après les cartons de Raphaël. Au fond de la galerie, on distingue un dais, sous lequel sont placés le portrait du roi et son trône.