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Aux sources de l'utopie

Fontaine de Vie
Fontaine de Vie

Bibliothèque nationale de France

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Si le terme d'utopie naît en 1516 sous la plume de Thomas More, le concept, lui, est plus ancien. Il se nourrit de mythes antiques, de philosophie grecque, de récits bibliques et d'épopées médiévales.

L'âge d'or selon Hésiode

Les Travaux et les Jours
D’or fut la première race d’hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l’Olympe. C’était...
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En toute rigueur, l’histoire de l’utopie ne commence qu’au début du 16e siècle puisque c’est en 1516 que Thomas More fait paraître son « court traité sur la meilleure forme de gouvernement », qu’il situe sur une « île nouvelle, appelée Utopie ». Avec ce texte, le grand humaniste anglais invente le mot et, du même coup, fonde un genre littéraire. Mais le concept est plus ancien que le mot et puise à des racines très profondes. L’utopie hérite en effet de certains motifs de la mythologie antique, de la philosophie grecque ou de la doctrine chrétienne qui remplissent à son égard une fonction de source ou de matrice. L’homme, face à sa condition sur terre, s’est toujours plu à imaginer des mondes meilleurs : dans un lointain passé, un lointain avenir ou un ailleurs plus ou moins accessible.

Qu’il s’agisse de l’âge d’or, du pays de cocagne, de la « cité idéale » élaborée par Platon dans La République, du paradis terrestre ou des prédictions millénaristes, la démarche utopique renoue avec ces traditions tout en s’en démarquant profondément. Mais si l’utopie proprement dite naît à la Renaissance, c’est parce qu’elle traduit une manière de penser caractéristique de l’humanisme : chez More comme chez la plupart de ses successeurs, la société idéale peut être une construction humaine, sans qu’il faille compter sur la Providence divine ou sur un changement surnaturel. C’est sur terre que l’utopie peut être envisagée, en prenant les hommes comme ils sont.

L'Âge d'Or et le Paradis : la félicité originelle

Le paradis comme ville
Le paradis comme ville |

Bibliothèque nationale de France

L’Âge d’Or et le Paradis représentent deux figures d’un bonheur originel perdu. Dans la tradition gréco-latine, l’Âge d’Or est un état primordial où les hommes vivent sans souffrir ni vieillir, où la nature généreuse les dispense du travail, où règnent la paix et la justice : la race d’Or vit encore dans la proximité des dieux.
Cette même proximité est celle d’Adam et Ève au jardin d’Eden. Lieu de délices et de perfection, le Paradis comporte en son centre un source d’eau vive qui se divise en quatre fleuves qui vont irriguer le monde, et deux arbres, « l’arbre de vie par lequel l’homme pouvait devenir immortel, l’arbre du Bien et du Mal, par lequel il pouvait devenir mortel. » Pour l’essentiel de la tradition chrétienne, le Paradis est sur la terre, à l’orient ou à l’occident, mais son accès est désormais interdit aux hommes.

La Terre, ses fleuves et ses rivières
La Terre, ses fleuves et ses rivières |

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Yahvé Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Yahvé Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de Vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin et de là il se divisait pour former quatre bras.

Genèse, II, 8-10

Pour beaucoup d’utopistes, en particulier au 19e siècle, il faut inverser le sens du temps, en plaçant l’Âge d’Or, non plus au commencement, mais à la fin, comme le terme de l’histoire et du progrès. En fait, dans le mythe  hesiodique de l’Âge d’Or, le temps est cyclique ; et dans la tradition judéo-chrétienne, la venue du Messie est une promesse de restauration.

Quant au paradis, il le fit entourer d’un mur de feu, afin que l’homme ne pût y accéder, jusqu’au jour où il tiendrait un jugement suprême sur la terre et où, une fois la mort détruite, il appellerait en ce même lieu les hommes justes qui lui auraient rendu un culte.

Lactance, Institutions divines,6e siècle

Quêtes : entre mythe et réalité

La littérature utopique sera très souvent une littérature de voyage, le récit d'un périple au terme duquel se produit la découverte imprévue d'un ailleurs idéal : là-bas, nulle part...
Ce motif trouve ses racines dans des traditions littéraires anciennes et médiévales : celle des romans grecs, comme ceux de Iamboulos (3e siècle av. J.-C.) ou de Lucien de Samosate (2e siècle ap. J.-C.), celle des récits de quêtes du Moyen Âge chrétien, ou encore celle des compte-rendus de pèlerinages, en particulier celui qui conduit à Jérusalem, où s'ancre la promesse du salut. 

La Navigation de Saint Brandan, pérégrination océane d'origine irlandaise en même temps que métaphore de l'initiation monastique, raconte les aventures qui mènent le saint et ses compagnons d'île en île, à la recherche du Paradis terrestre.

La Jérusalem ottomane
La Jérusalem ottomane |

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Une quête du paradis
Une quête du paradis |

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Le Roman d'Alexandre prolonge le souvenir des conquêtes par le récit d'un voyage aux confins de la terre, là aussi aux portes du Paradis, où l'empereur apprend à connaître sa propre finitude. Le Pèlerinage de la vie humaine, texte du 14e siècle, fait du voyage une allégorie de l'existence, qui se conclut par la même leçon : pour accéder à la Jérusalem céleste, il faut d'abord passer par la mort.

Salut, terre de la promesse, qui ruisselait autrefois de lait et de miel pour tes habitants : tu offres maintenant à l’univers entier les remèdes du salut, les aliments de la vie.

Bernard de Clairvaux, Liber ad milites templi, 13e siècle

Apocalypse et millénarisme : la promesse d'un bonheur futur

Avec la tradition prophétique et messianique, l’idée d’un monde débarrassé du mal n’est plus située au temps passé des origines ; elle est l’avenir promis par le Dieu d’Israël au peuple des justes, l’avenir après l’exil. Ce sera un bonheur inouï et un temps de justice, le jour où, comme prophétise Isaïe, le Seigneur « essuiera les larmes sur tous les visages, et par toute la terre, effacera l’humiliation de son peuple ; c’est Lui qui l’a promis ».

... Et il a enchaîné la Bête pour mille ans
... Et il a enchaîné la Bête pour mille ans |

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Au début de l’ère chrétienne, cette méditation prophétique sur la fin des temps trouve une expression renouvelée dans l’Apocalypse de saint Jean : d’abord sera établi sur la terre un royaume de mille ans de prospérité, où les justes connaîtront une première résurrection ; puis, après un nouvel assaut de Satan, viendra le temps de la seconde résurrection, du Royaume des cieux, décrit, dans la vision de Jean, sous la forme de la Cité sainte, la Jérusalem céleste.

Les courants millénaristes sont ceux qui, dans la mouvance chrétienne, prennent au sens propre l’annonce d’un royaume terrestre de mille ans de bonheur ; ils se développent à partir du 12e siècle, par un retour aux traditions eschatologiques des premiers chrétiens. Dans ce contexte, l’abbé Joachim de Flore élabore une division de l’histoire de l’humanité en trois âges : après celui du Père (Ancien testament), puis celui du Fils (Nouveau testament), il annonce l’imminence de l’âge de l’esprit, qui sera comme un été de la sagesse.

L'ordre de la Cité, le bon gouvernement  

La Cité des dames
La Cité des dames |

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La Cité de Dieu
La Cité de Dieu |

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Les fondateurs du genre utopique, Thomas More au 16e siècle, Bacon ou Campanella au 17e, se réclameront tous de l'héritage de l'Antiquité, et d'abord des grands auteurs qui ont inauguré la réflexion politique sur la cité idéale.
Au premier rang de ces « autorités », Platon et Aristote, dont les oeuvres sur la cité juste sont tenues pour fondatrices, puis Saint Augustin et les théologiens du pouvoir spirituel, enfin, à la fin du Moyen Âge, les auteurs des Miroirs des Princes, conseillers de la puissance royale.
La « bonne cité », dans cette traditio antico-médiévale, est celle qui s'organise à l'image du cosmos, reconduisant un ordre hiérarchique inspiré de la volonté divine et inscrit dans le plan de la nature. Cet ordre, où chacun a sa place, garantit la concorde et fonde l'unité de la cité.
Cette aspiration à l'unité du corps social, qui sera un trait essentiel de la pensée utopique, on la retrouve magnifiée, jusqu'à la fusion, dans l'idée de la communauté monastique, elle-même modèle de multiples communautés, religieuses ou laïques.

Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste.
 

Saint Augustin, La Cité de Dieu, 413-427.

Une République rêvée par Platon

Platon, La République, livre V
Mais quoi ? Neverra-t-on pas disparaître les procès et les accusations réciproques, dans notre citéoù...
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Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Utopie, la quête de la société idéale en occident » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 4 avril au 9 juillet 2000.

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