Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Aux origines de l’écriture en Iran : l’écriture proto-élamite

Tablettes proto-élamites provenant du site du Suse
Tablettes proto-élamites provenant du site du Suse

Photographie : Pentocelo, domaine public ; © 2018 Musée du Louvre / Antiquités orientales ; © 2009 Musée du Louvre / Thierry Ollivier ; © 2011 Musée du Louvre / Raphaël Chipault ; © 2018 Musée du Louvre / Mathieu Rabeau

Le format de l'image est incompatible
Contemporaine des premiers hiéroglyphes et signes cunéiformes, l'écriture proto-élamite, ou proto-iranienne ancienne, résiste encore aux déchiffreurs. Pourtant, de grands progrès ont été faits dans sa compréhension.

Iran, Mésopotamie, Égypte : à l’origine de l’écriture dans le monde

L’écriture est apparue à la fin du 4e millénaire av. J.-C. dans trois régions du monde proches l’une de l’autre :

  • sur une grande partie du Plateau iranien, avec l’écriture proto-iranienne ancienne, dite aussi proto-élamite ;
  • en Basse-Mésopotamie (sud de l’Irak actuel), avec l’écriture proto-cunéiforme ;
  • dans la région d’Abydos en Haute-Égypte, avec les premiers signes hiéroglyphiques.

Il est probable que l’idée de noter, au moins partiellement, la langue par des signes n’ait émergé que dans une seule de ces régions, avant d’être diffusée très rapidement aux deux autres (probablement le temps d’une génération). Mais la précision des méthodes de datation actuelles, telles que la datation au carbone 14, ne permet toujours pas de déterminer l’ordre d’apparition exact de ce phénomène dans ces trois régions. Il semble donc raisonnable de postuler pour l’instant que l’écriture est née à peu près simultanément en Iran, Mésopotamie et Égypte.

Invention dont le succès restait encore à prouver, l’écriture n’a sûrement pas été perçue à l’origine comme une technique révolutionnaire. Dans les premiers temps, elle devait être utilisée par une très petite fraction de la population, les gestionnaires d’entrepôts et greniers, à des fins de contrôle des biens et des personnes.

Le seul phénomène qui ait fidèlement accompagné [l’apparition de l’écriture] est la formation des cités et des empires, c'est-à-dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l'évolution typique à laquelle on assiste, depuis l'Égypte jusqu'à la Chine, au moment où l'écriture fait son début : elle paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination. […] Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955

Contextes de découverte

Découvertes pour la première fois à Suse en 1899, les tablettes rédigées en écriture proto-iranienne ancienne ont tout d’abord été qualifiées, en 1905, de « proto-élamites » par l’épigraphiste de la mission de Suse, Vincent Scheil. Selon ce dernier, le terme « Élam » renvoyait à une notion géographique et désignait la région qui entoure la ville de Suse, dans le sud-ouest de l’Iran actuel, alors que le préfixe « proto- » laissait sous-entendre la grande antiquité de ces documents.

Dès les années 1930, les fouilles de Roman Ghirshman à Tépé Sialk, au centre-nord du plateau iranien, ont remis en cause le caractère proprement susien de cette écriture. Face aux problèmes liés à l’utilisation de la notion mésopotamienne d’Elam, et selon l’hypothèse d’une continuité de ces documents avec l’écriture dite élamite linéaire, ou proto-iranienne récente, nous qualifions donc ici cette écriture de « proto-iranienne ancienne ».

Environ mille six cents à mille sept cents tablettes sont connues à l’heure actuelle. Elles proviennent de huit sites différents, sur une aire géographique beaucoup plus importante que les tablettes proto-cunéiformes attestées uniquement dans le sud de l’Irak. Le site de Suse a toutefois fourni l’immense majorité (plus de 90 %) des documents connus actuellement. Trouvées en grande majorité lors des anciennes fouilles françaises, leur contexte archéologique n’a malheureusement pas été précisément documenté.

Les premières tablettes écrites au Moyen-Orient
Les premières tablettes écrites au Moyen-Orient |

© François Desset

La nature de l’écriture proto-iranienne ancienne et le contenu des tablettes

Bien que connues depuis maintenant plus d’un siècle, les tablettes proto-iraniennes anciennes restent en grande partie indéchiffrées et seuls les rares éléments partagés avec l’écriture proto-cunéiforme, telles les notations numérales, sont pour le moment bien compris. Pour quelques « signes-objets » existent des interprétations assez convaincantes : J. Dahl , en 2005, a proposé que certains signes notaient peut-être différentes catégories de chèvres et moutons ; nous avons, pour notre part, proposé en 2016 qu’une liste de sept signes renvoyait sûrement à différentes catégories de personnes. Une autre hypothèse propose de voir dans le signe proto-iranien ancien le plus attesté, la notation des céréales (blé/orge).

Signes-objets proto-élamites désignant des catégories de chèvres et de moutons ou des catégories de personnes
Signes-objets proto-élamites désignant des catégories de chèvres et de moutons ou des catégories de personnes |

© François Desset, 2023

Malgré ces incertitudes, il est possible d’avancer que l’écriture proto-iranienne ancienne, comme ses contemporaines égyptienne et mésopotamienne, ait été un système d’écriture mixte, avec des notations principalement logogrammatiques (un signe note un mot) mais également parfois phonogrammatiques (un signe note un son). Ces dernières étaient sûrement cantonnées à l’enregistrement des noms des personnes impliquées dans les différentes opérations enregistrées.

Utilisées à des fins comptables et administratives, ces tablettes servaient à noter des mouvements de biens tels que des céréales, animaux, produits animaliers (produits laitiers, laine, cuir…), esclaves/travailleurs de bas statut ou surfaces agricoles. Contrairement à l’écriture proto-cunéiforme, aucune liste lexicale (liste de signes organisés par forme, sens ou thème) ne semble attestée.

Une écriture comptable en cours de déchiffrement

Il n’est pas possible de lire l’écriture proto-iranienne ancienne comme on lirait un roman : c’est avant tout une écriture comptable, avec de nombreuses récurrences, permettant aux chercheurs de comprendre certaines caractéristiques de son fonctionnement. Écrites de haut en bas et de droite à gauche, de façon continue d’une ligne à l’autre, les tablettes sont généralement organisées en trois parties :

  • une introduction dont la signification est incertaine, renvoyant peut-être aux institutions, bureaux ou maisonnées impliqués. Certains signes attestés dans les introductions peuvent être interprétés comme des blasons. C’est le cas notamment du « triangle hirsute », souvent présent dans l’introduction des textes, mais aussi parfois sur les sceaux-cylindres de la même époque, ou bien gravés/tracés sur des tessons de céramique ou scellements.
Occurences du « triangle hirsute » dans des objets iraniens
Occurences du « triangle hirsute » dans des objets iraniens |

© Paris, Ernest Leroux/L. Legrain, DR ; © Cuneiform Dirigtal Library Initiative ; © M. Hesari ; Peabody Museum | Harvard University

Les quatre systèmes numéraux attestés dans les tablettes proto-iraniennes anciennes
Les quatre systèmes numéraux attestés dans les tablettes proto-iraniennes anciennes |

© François Desset

  • le corps de la tablette, qui combine des « signes-objets », des signes numéraux pour les compter ainsi que parfois des séquences de signes correspondant peut-être aux noms de personnes impliqués dans les opérations comptables.
  • le décompte total, au revers.
Structure d'une tablette proto-iranienne ancienne de Suse
Structure d'une tablette proto-iranienne ancienne de Suse |

Image : © 2008 Musée du Louvre / Thierry Ollivier ; interprétation : © François Desset

À l’inverse des signes souvent pictographiques des autres écritures de la fin du 4e millénaire av. J.-C., en Mésopotamie et en Égypte, les signes proto-iraniens anciens sont généralement abstraits et ne renvoient qu’exceptionnellement à des éléments du réel (quelques animaux, conteneurs ou objets). Ils peuvent être simples ou composés, et leur nombre total est difficile à estimer. Il y a peut-être un noyau de 300 à 400 signes à valeur non-numérale et 20 signes à valeur numérale, constituant un répertoire commun connu de tous. Autour de ce groupe auraient orbité des signes plus rares ou spécialisés, utilisés par un nombre restreint de scribes, dans une région ou lors d’une période particulière. Il n’est enfin pas impossible que certains signes très rares n’aient été compris que des scribes les écrivant (phénomène du pense-bête).

Un phénomène de polysémie est de plus à noter, avec des signes présentant manifestement des valeurs différentes selon leur contexte d’utilisation. Par exemple, des signes à valeur numérale peuvent également apparaître dans les notations de noms propres de personnes avec une fonction probablement tout autre.

Naissance et disparition

Une famille compliquée : les rapports avec le proto-cunéiforme

Quelle est la place de l’écriture proto-iranienne ancienne par rapport aux autres systèmes d’écriture contemporains ? Certains proposent d’y voir une écriture-fille de l’écriture proto-cunéiforme mésopotamienne. Mais nous pensons qu’il s’agit plutôt de sa sœur, née et développée en même temps à partir d’un ancêtre commun.

En effet, les écritures proto-iranienne ancienne et proto-cunéiforme mésopotamienne partagent quelques rares points communs : une vingtaine de signes à valeur numérale, trois systèmes numéraux (sexagésimal, bisexagésimal et de capacité) et de rares « signes-objets ». Mais, ces éléments mis à part, ces deux écritures divergent complètement :

  • l’immense majorité des signes est différente ;
  • les tablettes proto-iraniennes anciennes ont une structure linéaire continue, les tablettes proto-cunéiformes sont organisées en cases ;
  • quelques listes lexicales (listes de signes organisées par forme, sens ou thème) sont attestées en écriture proto-cunéiforme, alors qu’on n’en connaît aucune dans l’écriture proto-iranienne ancienne ;
  • les écritures proto-iranienne ancienne et proto-cunéiforme mésopotamienne présentent aussi chacune des systèmes numéraux qui leur sont propres, comme le système décimal, attesté uniquement dans l’écriture proto-iranienne ancienne.

Une telle situation, caractérisée d’un côté par de très grandes différences et de l’autre par quelques importants points communs, peut s’expliquer par l’héritage d’un ancêtre commun, les tablettes numérales et numéro-logographiques, attestées entre 3500 et 3000 av. J.-C. de la Syrie du Nord à l’Iran. À partir de ce substrat, les traditions iraniennes et mésopotamiennes auraient divergé.

Sur le plan chronologique, cette contemporanéité semble corroborée par les rares données de datation absolue disponibles. Du côté des tablettes proto-cunéiformes mésopotamiennes, les rares qui ont été datées proviennent du « temple C » et du « bâtiment rouge » du site d’Uruk, à une époque située entre 3300 et 3100 av. J.-C., période qui coïncide avec la datation d’autres éléments, comme la céramique. Du côté des tablettes proto-iraniennes anciennes, certains exemplaires provenant du site de Tal-e Malyan/Anzan sont datés entre 3300 et 3050 av. J.-C. Les deux ensembles semblent donc contemporains, ce qui appuie l’idée d’une sororité des deux écritures.

La fin (apparente) des tablettes proto-iraniennes anciennes

Quand a disparu l’écriture proto-iranienne ancienne ? Jusqu’à peu, il était généralement admis que cette première écriture iranienne avait été abandonnée pour des raisons inconnues vers 3000/2900 av. J.-C. Elle s’est néanmoins probablement maintenue après cette date, évoluant et se simplifiant, pour devenir vers 2300 av. J.-C., à la phase dite récente de l’écriture proto-iranienne, un système d’une grande logique organisé autour d’une grille alpha-syllabique, qui ne serait donc pas apparu ex nihilo. Selon cette hypothèse, il y aurait une continuité de l’écriture proto-iranienne entre 3300 et 1880/1850 av. J.-C.

Vers 3000/2900 av. J.-C. est attesté un phénomène de déprise urbaine dans le centre nord du Plateau iranien et dans la province du Fars, expliquant donc la disparition des tablettes proto-iraniennes anciennes dans ces régions. Des lieux où étaient attestées ces tablettes, seuls la Susiane ainsi que le sud-est iranien voient leur occupation se maintenir au début du 3e millénaire av. J.-C., dans une phase scripturale qui pourrait être qualifiée de moyenne (3000/2900-2300 av. J.-C.). Le maintien de l’écriture proto-iranienne dans ces deux bassins séparés par plusieurs centaines de kilomètres expliquerait pourquoi des traditions sud-occidentale (susienne) et sud-orientale apparaissent, se matérialisant au moins depuis 2300 av. J.-C. sous la forme de variations graphiques importantes concernant une douzaine de signes.

Principales variantes graphiques dans les signes proto-iraniens récents des traditions sud-occidentale et sud-orientale.
Principales variantes graphiques dans les signes proto-iraniens récents des traditions sud-occidentale et sud-orientale. |

© François Desset

Comment expliquer, dans ce cas, l’apparente disparition des tablettes proto-iraniennes anciennes de comptabilité à Suse et dans le sud-est de l’Iran vers 3000/2900 av. J.-C. ? Peut-être en partie par des changements de pratique ou de support d’écriture. Une récente réinterprétation de certains des documents proto-iraniens récents de Suse, tend à prouver qu’ils sont plus anciens qu’on le croyait et qu’ils pourraient en fait être datés vers 2500/2400 av. J.-C., comblant quelque peu l’apparent vide entre 3000/2900 et 2300 av. J.-C. De plus amples travaux seraient nécessaires pour confirmer ce point, qui semble pouvoir n’être abordé que par la poursuite de fouilles en Iran, à la fois dans la région de Suse, au sud-ouest et dans le sud-est, dans la province de Kerman notamment (civilisation de Jiroft).

Phases hypothétiques de développement de l'écriture proto-iranienne
Phases hypothétiques de développement de l'écriture proto-iranienne |

© François Desset / Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article a été écrit en 2023.

Lien permanent

ark:/12148/mm6s041wxcbkw