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E-sport, un sport comme les autres ?

La pratique compétitive des jeux vidéo
The International, un tournoi e-sport annuel du jeu vidéo Dota 2
The International, un tournoi e-sport annuel du jeu vidéo Dota 2
Jakob Wells, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons
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Une question revient sans cesse depuis que la pratique compétitive des jeux vidéo a émergé dans les années 1990 : « est-ce un sport ? ». Sa seule appellation « e-sport », qui résulte de la contraction d’electronic et de sport, interroge : ces deux mots peuvent-ils vraiment s’accorder ? Source de tensions et de controverses, cette question joue un rôle décisif dans la construction sociale de cette pratique qui fait converger des aspects du sport, des loisirs, du business, de la technologie et des médias en ligne.

Faire du jeu vidéo un sport

L’e-sport désigne les affrontements simultanés de joueurs lors de compétitions organisées et réglementées de jeux vidéo. Manière compétitive de pratiquer le jeu vidéo, l’e-sport peut se vivre sur n’importe quels supports (ordinateur, console, téléphone portable, etc.) et jeux vidéo (League of Legends, FIFA, Mario Kart, etc.) dès lors qu’ils permettent de s’opposer. Ces titres forment autant de « scènes compétitives » (avec leurs tournois, équipes, compétiteurs, etc.) aux degrés de popularité et de structuration variés.

Si des compétitions sur jeux d’arcade sont organisées à partir des années 1970 et s’accompagnent déjà de discours associant jeu vidéo et sport, la naissance de l’e-sport est le plus souvent située en 1997 lorsque voient le jour les premiers tournois permettant de remporter des gains. Créés par des sociétés privées spécialisées dans l’événementiel e-sportif et construites comme des spectacles sportifs, ces compétitions émergent dans un contexte où les premières communautés de joueurs se forment grâce à l’avènement d’Internet. À cette époque, ces dernières s’organisent dans le but de se mesurer sur de nouveaux jeux multi-joueurs rendant possibles l’affrontement en réseau local et en ligne (Doom, Starcraft, Counter-Strike, etc.).

Des joueurs s'affrontent dans un gymnase à Séoul en 2001
Des joueurs s'affrontent dans un gymnase à Séoul en 2001 |

© Kim Jae-Hwan | AFP

Les organisateurs de ces compétitions expriment explicitement leur projet de faire du jeu vidéo le sport professionnel du futur. Ainsi, la Cyberathlete Professional League (CPL), créée aux États-Unis en 1997, a pour objectif de « faire connaître au grand public le jeu vidéo compétitif en tant que sport professionnel ». Les World Cyber Games organisés en Corée du Sud en 2000 sont surnommés et conçus comme les « Jeux olympiques des jeux informatiques ». En France, l’Electronic Sport World Cup (ESWC) ou Coupe du Monde des Jeux Vidéo est créée en 2003 avec la même ambition, à savoir « professionnaliser la pratique du jeu vidéo sportif ».

Un joueur lors de la compétition du jeu vidéo League of Legends en 2015
Un joueur lors de la compétition du jeu vidéo League of Legends en 2015 |

Bruce Liu, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Deux joueurs français s'affrontent durant l’Electronic Sport World Cup
Deux joueurs français s'affrontent durant l’Electronic Sport World Cup |

© Thomas Samson | AFP

Ces événements compétitifs s’accompagnent de discours dans les médias traditionnels (articles de presse, reportages télévisés) soulignant que le « jeu en réseau devient une véritable discipline sportive avec ses champions, ses règles et ses compétitions »1. Les compétiteurs sont présentés comme des (cyber)athlètes s’entrainant sérieusement pour produire des performances exceptionnelles. Les sommes d’argent qu’ils gagnent dans ce nouveau spectacle sportif en voie de professionnalisation ne manquent pas d’être mises en lumière.

Inspirées par le modèle sportif, ces compétitions et ces discours accompagnent la volonté des promoteurs d’exploiter commercialement les performances et de rémunérer les champions. L’analogie avec le sport permet en outre de rendre compréhensible cette nouvelle pratique à un public qui y est étranger et de la démocratiser. Surtout, en la comparant à une pratique valorisée socialement, il s’agit aussi de la légitimer et de contrer les discours présentant les jeux vidéo comme une pratique virtuelle source d’effets néfastes (isolement, addiction, violence, sédentarité, inactivité, obésité, etc.).

Des rapprochements entre l’e-sport et le sport qui interrogent

Pour autant, ce cadrage sportif des compétitions vidéoludiques est source de tensions. D’autres discours s’interrogent sur cette caractérisation sportive, voire la contestent. Et pour cause, celle-ci peut sembler surprenante tant jeux vidéo et sport sont historiquement considérés comme deux pratiques antinomiques. Alors que le jeu vidéo est une pratique sédentaire d’intérieur qui se joue virtuellement dans un espace ultra-technologisé, le sport, lui, est associé au mouvement et à l’effort physique, souvent en plein air.

La question sportive ne préoccupe pas seulement le grand public et les amateurs de sport : elle est aussi source d’interrogations et de conflits au sein du monde de l’e-sport. Dès le début des années 2000, une opposition s’établit entre des compétiteurs à l’éthique sportive, promouvant une pratique sportive professionnelle, et des pionniers plus proches de l’éthique hackeur, attachés à une pratique informatique compétitive pure et désintéressée.

Depuis 2016, ces questionnements sont réactualisés et mis à l’agenda par les multiples engagements d’acteurs sportifs dans l’e-sport (clubs sportifs, sportifs, fédérations ou ligues, médias sportifs, etc.). À titre d’exemple, le PSG a recruté des compétiteurs sur le jeu de foot FIFA et créé une équipe sur le jeu de stratégie League of Legends en 2016. Surtout, une potentielle intégration dans le programme des Jeux olympiques est évoquée par le CIO en 2017. Ces discussions se concrétisent par des tournois portant la marque des anneaux olympiques en marge des événements. Ces acteurs justifient leurs investissements en évoquant leur stratégie numérique ou de diversification mais aussi leur objectif de se moderniser et de développer leur marque. Il s’agit enfin de toucher un jeune public, qui a tendance à se désengager du sport. Ces évolutions n’en sont pas moins source d’oppositions et de controverses à propos de la sportivité de l’e-sport. La physicalité et virtualité de l’activité, l’absence de fédération internationale reconnue ou encore la dimension commerciale des jeux vidéo, dont les éditeurs détiennent la propriété intellectuelle, interrogent notamment.

En France, la controverse se déploie publiquement sur la rubrique en ligne « e-sport » du quotidien sportif L’Équipe. Depuis sa création en 2016, elle constitue une arène privilégiée des débats. Si les journalistes traitent l’e-sport « comme n’importe quel sport présent sur le site » dans les articles, les espaces commentaires sont le théâtre de discussions enflammées sur la légitimité de l’e-sport qui mobilisent le public fan de sport et le public fan d’e-sport.

Le premier conteste sa caractérisation en tant que sport et sa présence sur L’Équipe en soulignant ses dimensions électroniques et virtuelles, son aspect ludique, son caractère commercial et surtout le manque d’engagement physique. Face à ces descriptions de leur pratique, qu’ils trouvent injustes et infidèles à la réalité, les initiés s’emploient à montrer qu’il a sa place sur le média sportif. Ils soulignent à la fois les dimensions compétitives, organisées et professionnelles de l’e-sport, le niveau de performance mentale et motrice (dextérité, vitesse, réflexes, etc.) atteint par les compétiteurs et le spectacle qui naît de l’activité de ces stars, source d’émotions partagées pour les supporters dans les stades et à distance. Les amateurs d’e-sport ne manquent ainsi pas de faire des comparaisons avec d’autres pratiques sportive où l’investissement physique est limité, comme les sports automobiles, le tirc à l’arc, le billard, le golf, les échecs…

Supporters encourageant l'équipe française de e-sport Karmine Corp
Supporters encourageant l'équipe française de e-sport Karmine Corp |

© Geoffroy Van der Hasselt | AFP

La controverse montre la polysémie des mots « sport » et « e-sport » ainsi que les luttes pour définir ces réalités. Au cœur du débat se trouvent des conceptions différentes de ce qu’est le sport : activité physique universelle source de bienfaits pour certains, pratique compétitive organisée, réglementée et instituée pour d’autres. Mais également des conceptions différentes de ce qu’est l’e-sport : pratique des jeux vidéo au sens large d’un côté, pratique en compétition organisée, voire professionnelle, de l’autre.

La pratique de l’e-sport conduit donc à s’interroger sur un possible élargissement ou affinement de la définition du sport. En effet, en décalage avec le mouvement sport-santé, la place de la compétition et du spectacle est soulignée. Surtout, si les champions d’e-sport dépassent des limites physiques, celles-ci sont affinées au niveau de la motricité fine et du mental, et témoignent peut-être d’un rapport au corps plus sensible caractéristique de notre époque. Pour autant, l’étude de la controverse montre que c’est davantage le sport qui transforme l’e-sport que l’inverse. En effet, la question « l’e-sport est-il un sport ? » fait de la norme sportive la référence pour penser et évaluer l’e-sport. Celle-ci devient l’horizon de la pratique et tout écart à cette norme est perçu comme un manque à combler. À titre d’exemple, si des fans d’e-sport remettent en question la norme sportive dont la légitimité de l’e-sport ne devrait pas dépendre et défendent son autonomisation du champ sportif, la plupart de ses défenseurs travaillent à justifier que l’e-sport y est conforme. Ainsi, la controverse mène ces derniers à (re)définir l’e-sport comme un sport et joue un rôle décisif dans sa sportivisation.

Provenance

Cet article a été rédigé en 2024.

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