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À égalité ? Des athlètes hors-normes

Les jeux paralympiques à la mode grecque
Les jeux paralympiques à la mode grecque

Ⓒ Dessin : Zapiro (Afrique du Sud) / Cartooning for Peace

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Il ne fait aucun doute que la compétition participe à la production d’athlètes hors normes. Pourtant, la prise en compte dans le champ du sport de haut niveau du caractère atypique de certains individus, voire de populations ne correspondant pas à des critères précis, est loin d’être univoque. Depuis plus de deux siècles, le parcours sportif des femmes, comme celui des personnes handicapées, transgenres et intersexes, témoigne des ambivalences qui traversent les institutions sportives.

Le sport : la norme de « l’exception masculine »

Que l’on pense à Milon de Crotone, colosse invaincu à la lutte dans l’Antiquité, ou, plus récemment, au nageur australien Ian Thorpe dont les mensurations plantaires, plus de 35 cm, ont contribué à faire tomber près de 17 records du monde, le champ de la compétition sportive est depuis longtemps celui de la démesure. Une étape est cependant franchie au 19e siècle avec l’invention des sports dits « modernes » en Angleterre et leur diffusion dans le monde entier. Épousant leur temps, les sports qui se déploient alors sont portés par des logiques qui l’inscrivent dans la quête du progrès sans limite, de l’exceptionnel. La compétition en est le ferment mais, plus encore, la quête du record qui y est adjointe.

Mosaïque représentant un archer amputé d'une jambe
Mosaïque représentant un archer amputé d'une jambe |

Jibi44, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Dépassant la simple mise en jeu du corps, le sport est inscrit dans une idéologie qui fait du dépassement de soi son principal intérêt éducatif. Pour Pierre de Coubertin, il n’y a pas de sport sans la « liberté de l’excès ». La mondialisation des pratiques sportives, avec la mise en place de fédérations nationales comme internationales, et la démultiplication des compétitions qui en résulte donnent à ce principe force de loi. Les médias en font le ressort clé d’un processus de spectacularisation qui le projette au cœur de la sphère marchande et professionnelle. Enfin, on ne saurait négliger les progrès obtenus grâce aux sciences en termes de préparation physique, psychologique et de techniques sportives. Tout concourt ainsi à la production de sportifs aux qualités physiques et physiologiques augmentées, adulés pour leurs performances extraordinaires.

Une petite Olympiade femelle à côté de la grande Olympiade mâle. Où serait l’intérêt ? [...] Impratique, inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d’ajouter incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-Olympiade féminine.

Pierre de Coubertin, « Les femmes aux Jeux olympiques », Revue olympique, n° 79, juillet 1912, p. 109-111.
Igorot lançant une sagaie
Igorot lançant une sagaie |

Missouri Historical Society

Reste que ce modèle de la démesure concerne essentiellement la population masculine, tout particulièrement lors de phase d’institutionnalisation du sport, dans le dernier tiers du 19e siècle. D’ailleurs, le terme de champion n’a pas, à ses débuts, de déclinaison féminine. Le sport moderne tel qu’il s’invente dans les collèges anglais s’adresse uniquement aux jeunes hommes, qui plus est en bonne santé. Il est conçu comme un outil d’éducation à la virilité.

Les chemins de traverse empruntés par le sport des femmes et des personnes handicapées

Vus comme incompatibles avec tout engagement excessif, corps féminin et corps amoindri n’ont donc pas leur place dans le champ sportif naissant, arc-bouté sur la performance. Avec la caution des médecins, ils sont relégués du côté de la fragilité, voire de la pathologie. De plus, au moment où la société française sépare les sexes sur les bancs de l’école, leur attribue des espaces et des rôles distincts, il n’est pas concevable d’accueillir les femmes dans les clubs masculins, sauf rares exceptions, et encore moins dans le cadre de compétitions publiques.

Premier numéro de La Femme sportive
Premier numéro de La Femme sportive |

Bibliothèque nationale de France

Nageuses du club des Mouettes s'entraînant à Nogent-sur-Marne
Nageuses du club des Mouettes s'entraînant à Nogent-sur-Marne |

Bibliothèque nationale de France

Face à la citadelle sportive, femmes et personnes dites handicapées n’ont d’autre choix que de fonder leurs propres structures sportives à dessein d’organiser la pratique et la compétition. Les premiers clubs féminins se créent en France au début du 20e siècle. Il s’agit de clubs de natation, comme l’Ondine de Paris fondée en 1906. Si certaines fédérations ou comités, à l’instar de ceux de tennis et de natation, s’ouvrent rapidement aux sportswomen, la majorité d’entre elles restent hermétiques, en particulier celles concernant les sports athlétiques. Cette situation conduit Alice Milliat à créer en 1917, avec l’appui des clubs historiques Femina Sport (1912) et Académia (1915), la Fédération des Sociétés Féminines Sportives de France, puis la Fédération Sportive Féminine Internationale (1921) et à organiser quatre Jeux mondiaux féminins entre 1922 et 1934.

Équipe Femina Sport de football féminin au stade Élisabeth
Équipe Femina Sport de football féminin au stade Élisabeth |

Bibliothèque nationale de France

Équipe de hockey sur gazon du club féminin Academia
Équipe de hockey sur gazon du club féminin Academia |

Bibliothèque nationale de France

Les premiers Jeux mondiaux féminins au stade Pershing
Les premiers Jeux mondiaux féminins au stade Pershing |

Bibliothèque nationale de France

Fransesca Pianzola, gagnante du lancer de javelot à deux mains
Fransesca Pianzola, gagnante du lancer de javelot à deux mains |

Bibliothèque nationale de France

Antoine Hessler, vainqueur de la course d'unijambiste
Antoine Hessler, vainqueur de la course d'unijambiste |

Bibliothèque nationale de France

Concernant les personnes en situation de handicap, ce sont les sourds-muets qui accèdent le plus rapidement aux sports grâce à l’opiniâtreté d’Eugène Rubens Alcais, fondateur du premier club cycliste des sourds muets, en 1899. Il faut néanmoins attendre 1918 pour assister à la création de la Fédération Sportive des Sourds Muets de France. 1924 marque l’organisation des premiers Jeux internationaux silencieux, à Paris. Pour les autres types de déficience, les résistances, fondées sur le souci de préservation de la santé de personnes jugées déjà fragiles, dominent encore largement. Nonobstant, la pratique sportive des personnes « déficientes » fait son chemin dans certains espaces associatifs et structures hospitalières. Le sport adapté au handicap trouve ainsi un foyer de développement dans les cliniques dirigées par le Dr. Auguste Rollier à Leysin (Suisse), puis, à partir de la seconde guerre mondiale, à l’hôpital de Stoke-Mandeville (Angleterre), sous la houlette du Dr. Ludwig Guttmann.

Un processus lent d’intégration au sein des fédérations sportives et du Comité International Olympique

Confronté à une pression croissante, le Comité International Olympique est contraint d’ouvrir toujours plus d’épreuves aux femmes. L’année 1928 voit ainsi leur accès aux disciplines athlétiques lors des Jeux Olympiques d’Amsterdam. Certes, cette intégration se fait au prix d’épreuves « aménagées » et de distances proscrites. Avec l’évolution des mentalités, les digues règlementaires s’effritent et les fédérations tendent la main aux femmes les unes après les autres : 1959 pour la Fédération française de cyclisme, 1970 pour celle de football.

Dans le processus d’accession des femmes au sport de haut niveau, la guerre des médailles que se livrent bloc de l’Est et bloc de l’Ouest à partir de 1952 joue un rôle non négligeable. Par ailleurs, depuis l’ère Gaullienne (1958-1969), les politiques sportives et d’éducation physique favorisent l’extension du sport féminin, conditionnant notamment le subventionnement des fédérations au nombre de sportives licenciées.

Quant au sport « adapté », son développement s’accélère depuis les années 1950, scandé par la création de clubs ouverts à la diversité des handicaps, puis de fédérations spécifiques : Amicale Sportive des Mutilés de France (1953), Fédération Française Sport Adapté (1971), Fédération Handisport (1977). Les Jeux paralympiques d’été, créés en 1960, puis d’hiver, en 1976, jouent le rôle de locomotive dans le mouvement de rapprochement entre les fédérations sportives « adaptées » et leurs homologues « ordinaires ». Mais le chemin de l’intégration est encore long. J.O. et Jeux paralympiques ne sont gérés par un comité commun d’organisation que depuis 2004. Les années 2000 voient également la démarche d’inclusion s’affirmer au niveau des politiques publiques sportives. Fort de l’exemple de la Fédération Française de Judo, clubs et fédérations « ordinaires » s’ouvrent toujours plus à la « différence » physique et mentale.

Cérémonie d'ouverture des Jeux paralympiques de 1968 à Jérusalem
Cérémonie d'ouverture des Jeux paralympiques de 1968 à Jérusalem |

© Dan Hadani | CC0 Bibliothèque nationale d'Israël

Le Brésil bat le Canada en goalball paralympique
Le Brésil bat le Canada en goalball paralympique |

Agência Brasil Fotografias, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Un sport sous surveillance

L’accès des femmes et des personnes en situation de handicap à la compétition ne se fait pas, cependant, sans contreparties. Celles-ci doivent faire face à la suspicion des instances sportives dès lors qu’elles atteignent un haut niveau de performance. En 2012, la participation d’Oscar Pistorius à l’épreuve du 400 m des Jeux olympiques de Londres fait polémique. D’aucuns considèrent en effet que ses prothèses de jambes lui confèrent un avantage sur ses concurrents « valides » qui devrait lui interdire de concourir avec eux. L’excellence ne semble ainsi concerner que la population mâle, jugée en bonne santé.

L'athlète intersexe Zdena Koubková lors de l'épreuve de saut en longueur en 1936
L'athlète intersexe Zdena Koubková lors de l'épreuve de saut en longueur en 1936 |

Auteur inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons

De plus, à dessein de faire respecter leur organisation fondée sur une bi-catégorisation sexuelle, les instances sportives tendent à définir ce que doit être une femme. Entre 1948 et 1999, les compétitrices sont soumises à différents tests de féminité qui aboutissent à l’exclusion des sportives intersexes. Celles-ci ne sont pas considérées comme de « vraies femmes ». Malgré l’abandon officiel du caractère systématique des tests en 1999, les instances sportives se réservent le droit d’avoir recours à différents examens (génétique, hormonal, etc.) quand il y a un doute sur l’identité sexuelle d’une athlète. Après 2011, les sportives intersexes sont sommées de faire baisser leur taux de testostérone jugé trop avantageux par rapport à leurs concurrentes sous peine d’exclusion. Le combat mené par la coureuse « hyperandrogène » Caster Semenya face aux règlements du CIO et de la fédération internationale d’athlétisme est devenu le symbole de la lutte contre les discriminations envers les sportives intersexes mais aussi transgenres.

Provenance

Cet article a été rédigé en 2024.

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